Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/788

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
782
REVUE DES DEUX MONDES.

Le canot anglais touchait au rivage ; il entrait, porté par la marée haute, dans une petite anse que formait, au bas Je la grève, un groupe de rochers à fleur d’eau. Hervé et Francis s’approchèrent des rochers pour aider au débarquement, tandis que les soldats se rangeaient avec curiosité à quelques pas derrière eux. Seul le sergent Bruidoux était demeuré loin de là, étendu sur le dos, suivant de l’œil des mouettes dans l’espace, et protestant par sa pose dédaigneuse contre la scène de protocole qui menaçait de donner un démenti à sa science prophétique. Quand le canot fut à quelques pieds des récifs, les rameurs l’arrêtèrent brusquement : en même temps le jeune midshipman qui commandait l’embarcation sautait sur le banc de l’avant, et, saluant avec politesse : — Monsieur l’officier, dit-il tandis que Hervé portait la main à son chapeau, si vous êtes celui que je suppose, vous ne trouverez point mauvais que je vous demande vos titres avant de remettre entre vos mains le précieux dépôt qui m’est confié.

— Mais, monsieur, interrompit vivement une voix de femme dans le canot, je vous assure que c’est mon frère !

Hervé fit de la main un signe d’amitié à la jolie fille qui venait de parler ; puis, tirant un papier de sa poche, il le piqua au bout de son sabre, et le présenta au midshipman. Celui-ci lut alors à haute voix la commission qui était conçue en ces termes : « En vertu des pouvoirs qui me sont confiés par la convention nationale, j’autorise à rentrer et à séjourner librement sur le territoire de la république les citoyennes Éléonore Kergant, fille majeure, ci-devant chanoinesse, Bellah Kergant et Andrée Pelven, filles mineures, accompagnées des citoyennes Alix, Kado et Mac-Grégor, leurs domestiques officieuses. Signé Hoche. » Après avoir achevé cette lecture, pendant laquelle Mme Éléonore de Kergant avait cru devoir hausser les épaules à plusieurs reprises, le midshipman remit le papier à la vieille dame, et le canot vint toucher les rochers. Trompant l’empressement de Hervé, la chanoinesse s’élança sur le rivage eu faisant un plié Pompadour, puis elle se retourna en toute hâte et offrit tour à tour la main à chacune de ses compagnes d’exil. Soit hasard, soit cruauté préméditée de Mme de Kergant, ce fut Andrée qui débarqua la dernière.

— Mon frère ! s’écria-t-elle en sautant dans mes bras, de Hervé et en essuyant avec ses cheveux blonds les pleurs qui inondaient son visage en feu, vous voilà donc vous ; voilà enfin ! et, mon Dieu ! vous voilà comme je vous ai quitté… N’est-ce pas singulier, Bellah ? Moi, je craignais de le retrouver avec les cheveux tout gris !

— Mais, chère enfant, dit en riant Hervé, songez qu’il y a deux ans seulement que nous ne nous sommes vus.

— Seulement ! reprit la jeune fille ; mais je trouve que c’est bien assez de temps, cela, deux ans !