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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/864

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Manhold est un enfant de l’amour, né dans de singulières circonstances. Le comte Moenheim, son père, en même temps qu’il se donnait ce rejeton de la main gauche, avait eu de la comtesse son épouse un fils très légitime. Celle-ci étant morte presque aussitôt, le comte avait choisi la mère de son bâtard pour nourrir l’héritier de son nom, et lui avait ainsi remis de bonne amitié le soin des deux jumeaux ou quasi-jumeaux. Il ne prévoyait pas que la maîtresse délaissée serait femme à se venger par un véritable tour de nourrice, à punir son infidèle en troquant ses nourrissons. Les marmots ne diffèrent à ce qu’il paraît, l’un de l’autre que par la dimension d’une tache qu’ils ont sur le cou, et le secret de la tache n’est connu que d’une vieille nourrice à moitié folle. Sophie, après avoir hésité quelque temps vis-à-vis des deux berceaux dépose son propre fils dans celui du petit comte et prend ce dernier dans sa famille, car elle entre aussitôt en ménage, vu qu’il s’est trouvé là juste à point un brave homme, patriote avant tout, pour l’épouser, elle et son enfant volé. Le vrai descendant des Moenheim est donc élevé en qualité de Paul Rollert (c’est le nom du mari de la prétendue mère, l’heureux fruit des faiblesses de Sophie succède à son père naturel dans la possession de ses honneurs et de ses biens : Une fois en âge d’homme, ce faux Moenheim se marie lui-même avec une jeune personne qui est la femme modèle du roman de Mme Kapp, et de cette union naissent deux filles. Je prie qu’on me pardonne l’exactitude scrupuleuse avec laquelle je vais de branche en branche le long de cet arbre généalogique ; la simple histoire que je résume tient trois générations.

Ce nouveau comte de hasard chasse de race et n’est pas un plus honnête mari que son père : Après avoir fait pendant très pet de temps le bonheur de son admirable épouse Nanna, il se dérange. Un perfide ami l’entraîne de désordre en désordre, et il gaspille sa fortune tout en courtisant de trop près les soubrettes, les jardinières et les laitières du château. Quand il a mangé son avoir, il court en Amérique après le traître compagnon qui l’a quitté une fois sa bourse vide ; il veut se venger et se reconstruire une existence. La triste Nanna, déchue de ses grandeurs, est recueillie par un paysan vertueux, qui la loge dans une petite maison cachée sous les pampres. Pour comble de malheur, Nanna est devenue aveugle, et cela par un accident aussi fâcheux qu’il est peu poétique. Le jour du départ de son terrible mari a été le dernier qui ait lui sur elle. Le brutal, impatient de voir la tendresse conjugale prolonger outre mesure la scène des adieux ; a si rudement repoussé la pauvre éplorée qu’elle est allée tomber sur une chaise dont le dossier pointu lui a crevé un œil : l’autre a suivi. Hâtons-nous de dire que Nanna n’en est restée ni moins belle ni moins touchante dans le modeste asile où elle élève philosophiquement ses deux filles,