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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/876

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Et ce n’est pas assez cependant pour sa rancune ; il ne lui suffit pas d’insulter Lichnowski tout seul : elle traîne dans son livre les noms des personnes encore vivantes qui passaient pour avoir reçu les hommages sans doute trop ébruités de ce hardi coureur d’aventures ; quand elle ne les écrit pas, en toutes lettres, elle ne les déguise qu’à moitié sous de transparens anagrammes. Jugez de la délicatesse qui permet à l’auteur de prendre avec son prochain de pareilles libertés ! Peut-être aussi, pour tout dire, Mme Aston n’a-t-elle pas cru très extraordinaire de raconter du prochain, et d’un prochain très réel, s’il vous plaît, les mêmes faiblesses qu’elle semait à pleines mains sous les pas des beautés imaginaires dont elle a peuplé son roman. La réalité devait même lui paraître assez pâle auprès des innombrables exploits qu’elle prêtait à ses héroïnes, sans seulement avoir l’air de penser qu’elle pût en cela les amoindrir. La duchesse de Nagas, qui existe et qui surtout a existé, est à cent coudées de la baronne Alice, qui n’a vécu que dans la cervelle de Mme Aston. Voilà comment Mme Aston aura lâché ce traître pseudonyme ; avec la richesse de son imagination, elle comptait sa perfidie pour peu de chose.

Quant à la fable dans laquelle le pauvre Lichnowski figure ainsi au mépris de toutes les convenances, il est malaisé d’en rencontrer une plus absurde. Mme Aston nous prévient qu’elle a publié ces esquisses révolutionnaires « pour remplir çà et là quelques petites lacunes dans le réseau des intrigues de la contre-révolution, dont le fil rouge échapperait sans elle aux politiques les mieux informés. » Sur ce, elle entre en matière, et la scène s’ouvre à Vienne le long de la promenade qui traverse la place d’exercice. Nous sommes tout d’un coup transportés au beau milieu du terrible réseau dont Mme Aston a démêlé la trame : nous tombons en face de trois curieux personnages, deux femmes d’abord, l’une et l’autre aux yeux bleus et aux cheveux noirs, l’une et l’autre éprouvées par plusieurs amours qui ont conduit l’aînée, la baronne Alice, jusqu’au mépris, peu pratique il est vrai, de tous les hommes, et sa jeune amie Lydia jusqu’à une espèce de folie mystique assez prononcée pour la faire aller à la messe. Alice lève fièrement un front chargé de boucles magnifiques ; les bandeaux qui s’aplatissent sur les tempes de Lydia sont l’emblème incontestable de sa mélancolie. Devinez un peu quel est le compagnon de ces deux charmantes femmes, dans cette allée où se presse la foule fashionable, par un soleil printanier de mars, de mars 1848 ; ne l’oublions pas, sous ces arbres dont les bourgeons poussent ; devinez ? Pas un autre que le confesseur de Mme la princesse de Metternich, un bel homme, un peu courbé, qui doit avoir quarante et quelques années, et dont le chapeau à larges bords recouvre une physionomie de marbre éclairée par des yeux où la passion et la froideur se jouent de la plus étrange façon. Mme Aston consent à ne pas livrer son nom, et elle l’appelle tout bonnement le père Angélicus.