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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/1013

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deviendront un danger pour son gouvernement. Le pays recèle en lui-même des élémens de désordre sur lesquels l’autorité locale ne se fait point illusion. Le Canada, dont on ne parlait guère il y a quinze ans, qui ne causait aucune inquiétude à la mère-patrie, est devenu tout à coup l’une des provinces de l’empire britannique qui donne à l’état les plus graves préoccupations : « Qu’avez-vous gagné à vos folles expéditions ? demandait-on au chef de partisans Bill Johnstone. – Comptez-vous pour rien, répondit celui-ci, les millions que nous avons fait perdre à l’Angleterre ? » La répression des derniers troubles du Canada a coûté en effet à la métropole beaucoup d’argent, — ce n’était point là une campagne lucrative comme celles que la compagnie des Indes entreprend en Orient, — et cependant l’Angleterre ne se décourage point. Dût-elle se préparer des regrets dans l’avenir, elle s’applique plus que jamais à la colonisation du Far-West, et poursuit en cela un double but : fournir des terres à ceux de ses enfans qui ne trouvent plus à vivre sur leur île trop peuplée, et verser à flots le long du territoire de l’Orégon l’élément anglais ; débarrasser la mère-patrie d’un surcroît de population qui l’encombre, et utiliser à son profit ces milliers de bras. Au-delà du Canada, au-delà même des régions du nord-ouest exploitées par la compagnie des pelleteries, s’étendent les provinces peu connues encore (Nouvelle-Georgie, Nouveau-Hanovre, etc.) qui touchent l’Amérique russe et avoisinent la Russie d’Asie. En prenant position sur ce point, l’Angleterre se complète comme nation maritime et comme puissance continentale. Comme nation maritime, elle fonde par avance des ports sur l’Océan Pacifique, qui mène à tout, à la Californie, au Pérou, au Japon, à la Chine, à la Nouvelle-Hollande, aux îles de la Sonde ; comme puissance continentale, elle va rejoindre, au sommet du pôle, les deux colosses avec lesquels elle partage presque tout l’hémisphère boréal, le Céleste-Empire et les états du czar. Tel est le projet doublement important qu’elle poursuit avec persévérance en encourageant de tous ses efforts l’émigration dans les régions de l’ouest, au bord des grands lacs, à travers les stumps du Canada, et qui s’évanouirait, si le Saint-Laurent cessait d’obéir à ses lois. Elle concentre aux abords de ce grand fleuve de puissans moyens de défense, mais elle a contre elle l’esprit envahisseur des États-Unis, et, ce qui est plus à craindre, l’esprit d’anarchie et de désorganisation qui s’étend dans la colonie parmi ses sujets anciens et nouveaux. Une guerre, moins que cela, une insurrection, peut lui enlever ces provinces, conquises celles-ci sur la France, celles-là sur le désert. Le cas échéant, nous lui souhaitons que ses colons ne soient pas dépossédés et chassés de leurs demeures comme le furent les Français de l’Acadie par ordre du gouvernement britannique.


THEODORE PAVIE.