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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/1131

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On ne saurait exprimer combien cette vérité du décor, en rétablissant par momens pour les yeux la grandeur et la majesté des lieux où se passe l’action, contribue à faire ressortir davantage la pauvreté des gentillesses philosophiques de M. Scribe. Vous vous croiriez au temple d’Ipsamboul ! Voilà bien cette architecture des bords du Nil, harmonieuse dans ses proportions gigantesques, calme à la fois et colossale, écrasante dans son uniforme simplicité. Sur les murs, le long des colonnes, partout courent et serpentent en myriades les hiéroglyphes rouges, noirs et bleus, les dieux et les déesses à têtes de lion et d’épervier, de bélier et de crocodile, Amon, Isis, Osiris, Thoth et Phtah, tous les immortels de cette mythologie dont les emblèmes ne varient pas. Les modes ici durent trente siècles. Immobiles et silencieux sur leurs trônes de granit, ils reçoivent dans une éternelle indifférence les sacrifices que le genre humain leur apporte selon un rituel imprescriptible. Durant des milliers d’années, le genre humain a défilé devant eux du même pas, et jusqu’à la fin ils se révéleront à lui sous la même forme et le même symbole ; changer, modifier, embellir le type révélé, quel artiste l’eût osé ? Les images d’Isis qui nous sont parvenues ne se comptent pas, et cependant, parmi ces figures de pierre et de bronze qui représentent la bonne déesse, en a-t-on trouvé une seule qu’une inspiration individuelle eût animée de sa propre vie et de son propre souffle ? Pour reproduire le type traditionnel, les mains de l’artiste suffisent, et de son esprit on n’en a que faire. On se demande, à cette école-là, ce que serait devenue la madone de Raphaël ? Et c’est dans ce temple où la pensée individuelle n’a jamais pu apporter d’elle-même une manifestation quelconque, que les auteurs de l’Enfant prodigue ont imaginé de placer une intrigue de cape et d’épée, conduite par un prêtre gouailleur et badin, qui conte fleurette aux courtisanes et donne ses rendez-vous nocturnes au pied de la statue d’Amon. Écrire cinq actes, paroles et musique, pour prouver au public de l’Opéra que les prêtres de Memphis étaient au fond d’enragés voltairiens, et les patriarches de la Bible d’excellens fermiers de la Beauce, au premier abord le point de vue pourrait paraître ingénieux et piquant ; par malheur, la plaisanterie dure cinq heures, et c’est trop. En vérité, de telles énormités devraient avoir leur récompense, et, s’il existait en ce bas monde une justice, les auteurs de l’Enfant prodigue seraient condamnés à s’en aller faire un pèlerinage à Ipsamboul et à Karnak. Six mois d’hiéroglyphes à expliquer nous sembleraient un châtiment équitable, après quoi ils rentreraient en France, ayant acquis la connaissance intime de l’antique Orient et rapportant du voyage, M. Auber des airs, de danse, et M. Scribe un vaudeville de plus pour le Gymnase.

L’administration du Théâtre-Italien vient de passer cette année dans des mains nouvelles. M. Lumley, le directeur privilégié, est un homme, à ce qu’on raconte, fort expérimenté en matière de coulisses, et dont le haut dilettantisme britannique a dès long-temps apprécié l’habileté. Sur le turf musical de Queen’s Theater, M. Lumley est patroné par tout ce que le pearage compte d’illustrations élégantes. Or, on sait ce que, dans les habitudes anglaises, signifie ce mot talismanique : patronised ! Être patroné, c’est avoir réussi d’avance, c’est pouvoir compter in petto sur le succès quand même, c’est être sûr, artiste ou directeur, qu’on n’a qu’à ouvrir ses portes pour que la société la plus opulente, sinon la plus musicale de la terre, s’y précipite en foule et vienne crier bravo