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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/272

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même de Guadalajara une sécurité que lui refusait la campagne. Mon silence avait facilité la réussite de ce plan audacieux.

— Le père de ce salteador m’a sauvé plus d’une fois la vie, reprit le capitaine. Le nom du guerriilero Conde est encore célèbre aujourd’hui parmi nous autres vétérans. J’avais promis de veiller sur son fils, et voici à quelle occasion. Le lendemain de la bataille de Calderon, nous eûmes, mes soldats et moi, un siège à soutenir dans l’hacienda de la barranca contre un détachement de ces terribles lamarindos qui semblaient autant de bêtes féroces aux ordres de Calleja[1]. Manquant de vivres, réduits aux plus dures extrémités, nous montâmes à cheval pour nous frayer un chemin au milieu des assiégeans. Je tenais l’enfant d’Albino dans mes bras, lui portait sa femme en croupe de son cheval. Je vois encore d’ici l’ancien contrebandier faisant tournoyer au milieu des tamarindos sa longue épée rougie de sang. Tout à coup son cheval s’abattit, les jarrets tranchés, sous la double charge. Albino seul se releva ; la mère n’eut que le temps de lancer sur moi un regard suppliant comme pour me prier de veiller sur son fils, et une minute après elle avait cessé de vivre. Le contrebandier sauta d’un bond derrière ma selle, et nous parvînmes à nous faire jour au milieu d’un double rang d’ennemis. Tout d’un coup nous entendîmes résonner derrière nous le galop d’un cheval : c’était un de ces féroces tamarindos qui, se servant de la monture de l’un de nos camarades désarçonnés, nous donnait la chasse. Je tournai bride pour lui faire face ; au même instant, Albino poussa un hurlement de rage. À l’arçon du cavalier pendait une tête sanglante, belle encore malgré la mort : c’était celle de la femme du contrebandier. Albino se laissa couler à terre. Un gommier poussait près de là. J’y accrochai par ses vêtemens l’enfant que je portais, le jeune homme que vous avez vu ce soir, et j’attaquai le tamarindo. Quelques minutes après, nous galopions, Albino et moi, côte à côte, moi portant l’enfant dans mes bras, lui tenant deux têtes à la main, celle de sa femme et celle du meurtrier. Et vous croyez, ajouta le capitaine avec une émotion sauvage, vous croyez qu’on oublie jamais ces choses-là ? Eh ! pour sauver la vie de ce jeune homme que j’ai protégé depuis son berceau, je risquerais mon salut éternel. Aurais-je donc reculé devant la crainte de vous faire jouer un rôle qui, à tout prendre, n’était pas de nature à vous compromettre ? Ce n’est là d’ailleurs qu’un incident de la longue vie d’aventures, et je vous dois une plus longue confession. Je vous ai parlé de la fête de Zapopam qui a lieu dans un jour, et je vous ai promis d’être votre guide. Puisque vous aimez les souvenirs de nos guerres civiles, j’ai de quoi vous satisfaire.

  1. C’était un corps d’infanterie qu’on appelait ainsi d’après la couleur de leur uniforme, et que le général espagnol avait composé des hommes les plus robustes de la province de San-Luis Potosi.