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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/280

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la tête du mât de signaux, et le guetteur ne sortait pas de sa guérite. Enfin nous pûmes gagner un pli de terrain, espèce de gradin gigantesque qui se terminait au sommet du promontoire. Couchés derrière ce talus, nous fîmes une dernière halte.

— Voyons un peu d’ici ce que fait le brick, dit Albino en s’avançant sur les genoux vers le côté du promontoire qui dominait l’Océan. Je le suivis en rampant comme lui, et de là nos regards plongèrent au-dessous de nous. La falaise au sommet de laquelle nous étions s’élevait à pic à quatre-vingts pieds environ au-dessus du niveau de l’eau. Les vagues en battaient le pied avec un bruit effrayant. À quelque distance de la base de la falaise, la mer était unie, et les ailerons de deux ou trois requins qui croisaient dans ces parages en sillonnaient la surface. Quant au brick, il avait mis en panne et se balançait immobile sous ses grandes voiles. Je fermai les yeux pour échapper au vertige que la profondeur de l’abîme me faisait éprouver.

— Ah ! dit le contrebandier, le brick est en panne ; la manœuvre est assez étrange, si loin de la côte, pour que le douanier ait le droit d’en être surpris. C’est le moment à présent !

— Quel moment ? demandai-je.

— Pensez-vous, reprit Albino d’un air de sombre ironie, qu’un homme qui tomberait d’ici dans la mer serait un homme perdu ?

— Il serait étouffé avant d’atteindre la surface de l’eau.

— C’est votre avis. À propos, comment vous appelez-vous ?

— Ruperto Castaños.

— Eh bien ! restez ici, et, quoi que vous entendiez, quoi que vous voyiez, même quand je vous appellerais par votre nom, ne bougez pas.

Après m’avoir laissé pour mot d’ordre cette espèce d’énigme, Albino Conde gravit l’escarpement derrière lequel je restai caché. Je pensais bien, comme lui, que le douanier devait être trop occupé à surveiller la manœuvre suspecte du brick français pour remarquer ce qui se passait autour de sa guérite. Un pénible soupçon commençait à me serrer le cœur. J’écoutai pendant quelques instans, mais le silence n’était troublé que par le bruit solennel du vent et de la mer. Tout à coup j’entendis la voix d’Albino crier : — À moi, Ruperto Castaños ! J’oubliai la recommandation de mon compagnon, et j’escaladai l’escarpement à mon tour au moment où une détonation, suivie d’un cri d’angoisse et d’un bruit sourd, répondait à l’appel d’Albino.

Je crus être le jouet d’un songe. Le contrebandier était seul sur le sommet du promontoire ; il amenait le pavillon espagnol, et le remplaçait en tête du mât de signaux par un pavillon de partance. Le sommet du promontoire était nu. Je devinai la cause du cri qui m’avait frappé et de la détonation que j’avais entendue. L’absence de la guérite du guetteur disait assez que le malheureux avait été précipité