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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/300

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serait impossible. Marie seule éprouvait un sentiment pénible. Il lui semblait que la reconnaissance ne tenait pas assez de place dans le cœur de sa mère et de son frère, et que l’on oubliait trop celui qui leur avait procuré ces momens de joie. Elle avait voulu parler d’Étienne à son frère ; Jean lui répondit simplement :

— Vous êtes heureuses d’avoir chez vous un bleu moins brutal que les autres.

Et quand elle avait insisté, quand elle avait dit qu’elles devaient à Étienne le bonheur de le revoir, il avait secoué impatiemment la tête en disant :

— Voilà assez long-temps qu’il me tenait hors d’ici, couchant dans les genêts et les taillis, pendant qu’il dormait bien chaudement dans mon lit.

Puis Jean avait commencé un récit des souffrances endurées par les Vendéens traqués et poursuivis de tous côtés pendant les nuits froides de la fin de l’automne, abandonnés de tous leurs amis, que la présence des bleus obligeait à une extrême prudence, et pouvant à peine goûter quelques heures de sommeil, sous la pluie fine et glacée qui les pénétrait, sans qu’une alerte soudaine vînt les chasser de leur pauvre bivouac.

Renée écoutait tout cela avec une amère tristesse, en suivant sur les traits amaigris de son fils la trace des souffrances dont il parlait ; mais Marie pensait à Étienne, même en écoutant son frère, et, ne pouvant obtenir des autres le sentiment que le jeune soldat lui semblait mériter, elle le lui accordait de toute la puissance de son cœur. Cependant elle se sentait froissée sans savoir pourquoi. Elle en voulait aux autres ; elle s’en voulait à elle-même. Le lendemain. Jean la trouva pleurant dans un petit taillis, à quelques pas de la maison.

— Qu’as-tu, ma petite sœur ? demanda-t-il. Marie s’enfuit sans répondre. Jean alla dire à sa mère ce qu’il avait vu. Renée sembla peu s’en inquiéter ; elle était tout absorbée par la joie de revoir son fils et par le chagrin de le perdre de nouveau. Jean examina sa sœur avec attention pendant toute la journée ; mais Marie, sans comprendre encore ce qu’elle voulait cacher, dissimula en partie sa tristesse. Pourtant elle ne put s’empêcher de rougir lorsque Jean, au moment de partir, lui dit tout bas : — Marie, tu as du chagrin ; je crois que je te devine ; mais nous causerons plus à l’aise quand tu auras obtenu de ton soldat une autre permission pour moi.

Elle ne répondit rien. Jean partit, et la même vie recommença entre les trois habitans de la ferme. Seulement quelques nuances presque insaisissables pouvaient être remarquées. Marie était moins joyeuse, souvent pensive, quelquefois même d’une humeur inégale ; ses yeux paraissaient de temps à autre rougis par les larmes. Renée était