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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/302

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souriant et secouant la tête. Mon père me parlait ainsi lorsque je lui demandais de me laisser épouser mon pauvre mari. Il me disait aussi : Tu es riche, tu es jolie, bien d’autres pourront te demander, qui me conviendront mieux que lui. Je répondais : Je l’aime ; lui seul peut me convenir désormais. Et je l’ai attendu. Pour ta sœur, Jean, j’aurais peur de la soumettre à l’épreuve que j’ai supportée. Je sais seule ce que j’en ai souffert, et je craindrais que Marie n’eût pas la force de résister à un long chagrin. On ne sait pas, vois-tu, quand on ne l’a pas éprouvé, ce que c’est que de renfermer dans son cœur une peine toujours la même, à laquelle se mêle tout juste assez d’espérance pour éloigner la résignation. Cela brûle le cœur, cela dessèche la joie de la jeunesse à sa source. Non ! non ! j’ai trop souffert pendant sept années de ma vie pour vouloir imposer à ma fille les mêmes douleurs.

Jean appuya sa tête sur sa main et regarda un instant sans rien dire la flamme qui s’éteignait dans le foyer, car la mère et le fils avaient prolongé la veillée pour causer en liberté du sort de Marie, déjà endormie depuis long-temps dans la chambre voisine.

— Après tout, dit-il en se redressant, vous vous trompez peut-être, ma mère. Marie n’aime pas ce bleu autant que vous le supposez ; elle pourrait oublier plus facilement que vous ; elle ne vous ressemble pas.

— Non, elle ressemble à ton père ; mais ton père ne m’a pas oubliée. Il a souffert autant que moi, quoique autrement que moi, et, faible comme elle l’est, elle ne se traînerait pas comme lui jusqu’au jour où la joie viendrait réparer le mal. Le bonheur la fait vivre, le malheur la tuerait.

— Mais enfin, ma mère, êtes-vous sûre qu’elle l’aime ? reprit Jean.

— Eh ! sans cela penserais-je à la lui donner ? Examine-la toi-même, et dis-moi si elle ressemble à ce qu’elle était avant son arrivée ?

— Non, c’est vrai ; elle est bien changée ! Pauvre enfant ! il ne faut pourtant pas qu’elle soit malheureuse ! Ma mère, vous êtes plus sage que moi, vous arrangerez tout cela pour le mieux ; je voudrais bien cependant qu’il fût possible de la guérir de cette fantaisie.

La conversation en resta là. Renée continua à observer sa fille et à se convaincre de plus en plus de son amour pour Étienne. Elle examina aussi le jeune soldat ; elle lut dans son cœur, démêla ses sentimens, ses bons et simples instincts, et se dit : Ils seront heureux comme je l’ai été, plus que je ne l’ai été, car je ne briserai pas leur cœur par une douloureuse attente, et je ne laisserai pas les souffrances déposer dans leur ame une goutte d’amertume pour gâter tous les momens heureux de leur vie.

Le temps s’écoula ainsi sans grands changemens pour tous les habitans de la ferme jusqu’au commencement de l’hiver. La mère se consolait de l’éloignement habituel de son fils chéri en espérant ses