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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/468

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charmans. J’ai connu des hommes pleins de courage sous ce rapport, qui ne pouvaient passer devant un cabaret. A jeun, ils rougissaient d’avoir été vus trébuchant par les chemins; ils regrettaient avec larmes d’avoir bu le pain de leur famille et battu leur femme, et néanmoins, encore malades de l’ivresse de la veille, ils recommençaient. L’amour ne fait pas de prodiges plus grands.

LA BARONNE.

Mais vous nous dépeignez là des brutes.

LE COMTE.

On en connaît, madame, qui font de très beaux discours ou de très jolis vers; il y a de grosses taches de vin sur plus d’un traité de philosophie. Orateurs, poètes, penseurs, ou simples brutes, ils ont autant de droit que les amans au beau nom de victimes de l’inexorable fatalité. Leur fatalité est de boire, comme la fatalité des autres est d’aimer. Savez-vous qu’ils auraient bien des choses à dire en faveur de leur penchant? D’abord, que ce penchant est dans la nature comme l’autre; ensuite, qu’ils ont commencé par l’amour, qu’ils l’ont trouvé fade et trompeur et que le vin les a consolés; puis, qu’il y a dans le vin une poésie inépuisable, tantôt d’allégresse, tantôt de mélancolie, et que jamais les joies et les peines de l’amour n’ont rendu le soleil si brillant, ni la nuit si sombre, ni la terre si vivante, ni rempli leur esprit de tant de beaux rêves et de puissantes illusions; enfin, que c’est une chose beaucoup plus honnête et morale de boire du vin qui est à soi que d’aimer une femme qui est à autrui. Voilà leurs raisons, une partie de leurs raisons, car elles sont sans nombre. J’avoue qu’elles me paraissent solides.

LA BARONNE.

En sorte que, s’il fallait choisir, vous seriez ivrogne?

LE COMTE.

Sans hésiter. L’autre jour, on contait deux nouvelles. La même nuit. Mme la comtesse de B..., laissant là son mari et ses enfans, était partie, enlevant son professeur de piano, et l’écrivain moraliste D... avait été recueilli par la patrouille, endormi dans la rue, un lampion sur le ventre. Je préfère aller à la messe; mais après cela j’aimerais mieux être l’ivrogne que l’amant. Le crime est moins gros, et très franchement je ne crois pas le bonheur plus mince. Quelle qu’ait été la fumée du lampion, j’en aperçois davantage et de plus acre autour des feux de la comtesse.

LA BARONNE.

Pas encore.

LE COMTE.

Tout de suite, madame. Je puis dire que je l’ai vu par moi-même et de mes yeux.

LA BARONNE.

Quoi! vous avez aussi enlevé une comtesse?

LE COMTE.

Dieu merci, non; mais, dans mes voyages, j’ai rencontré une autre grande dame et un autre pianiste qui avaient joué ce morceau à quatre mains. Cela ne datait pas d’un mois, le monde entier s’entretenait de leur flamme, et déjà la torche d’amour charbonnait affreusement. Je fis connaissance avec eux aux