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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/506

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sans rien d’extraordinaire. Par son ordre, une compagnie se tint prête à marcher, et un officier d’une bravoure éprouvée, le lieutenant Gibon, du bataillon indigène, se plaça en embuscade à un endroit qui avait été reconnu au crépuscule. Cependant tout resta calme, rien ne vint troubler le silence. Au point du jour, Mohammed-Ben-Sabeur, appelé chez M. Bosquet, reçut l’ordre de se préparer à partir pour Mascara, sous escorte, avec ses tentes. — Si tu n’as pas envie de t’en aller, ajouta-t-il, l’escorte te protégera en cas d’attaque ; si au contraire tu veux fuir, j’aime mieux qu’elle te garde.

— Sois sans crainte, lui répondit Mohammed, mon cœur est droit ; je viens à vous, et, en venant, je n’ai qu’une pensée. Ce que je te dis là, je l’ai dit à l’émir lui-même.

— Et où donc l’as-tu vu ?

— Cette nuit, dans les touffes de lauriers de la rivière. Il m’avait fait appeler, il voulait me voir : j’ai écouté sa voix, et je m’y suis rendu. Et toi aussi, Ben-Sabeur, tu me quittes ? m’a-t-il dit ; pourquoi m’abandonner dans la lutte ? — Je te quitte, ai-je répondu, parce que l’heure de la résistance est passée ; crois-moi, tu succomberas ; contre les Français, ton bras est impuissant. Pour toi, j’ai tout sacrifié : mes frères sont morts, j’ai perdu mes biens, et la pauvreté est mon partage ; il ne me reste même plus un cheval pour combattre. L’heure est venue d’écouter les cris de douleur des femmes et les gémissemens des petits enfans. — Le regard de l’émir était plongé vers la terre, il resta silencieux ; mais une larme coula le long de ses joues, et, se levant, il me dit : Prends ce cheval, et qu’il te porte bonheur. — Puis il me mit dans la main la bride de son cheval et se retira du côté des siens.

— L’embuscade était à cent pas de là, reprit M. Bosquet, comment ne l’as-tu pas avertie ?

— Si un ami que tu as servi long-temps était venu à toi ainsi, répondit Ben-Sabeur, l’aurais-tu trahi ? Par ton cœur, je te le demande.

— Non, dit M. Bosquet ; tu es un brave cavalier.

Et Mohammed-Ben-Sabeur partit sans escorte pour Mascara, où il arriva loyalement ; depuis il nous a toujours servis avec fidélité.

Ces pauvres Hachems avaient eu, en effet, assez de mésaventures pour désirer un peu de repos. Leur histoire est, du reste, curieuse, car elle montre l’un des côtés particuliers à la guerre d’Afrique, le déshabillement et rhabillement d’une tribu, si l’on peut parler ainsi. Pour ruiner une tribu, pour la dompter (la chose, pour les Arabes, est presque toujours synonyme), il n’y a qu’un moyen, la razzia, le coup de main, qui fait tomber une troupe sur une population avec la rapidité de l’oiseau de proie et lui enlève sa richesse, ses troupeaux, ses grains, le seul côté vulnérable de l’Arabe. C’est par ce moyen que l’on a action sur lui, de même que, dans les guerres d’Europe, la chasse aux intérêts,