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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/588

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vinrent jeter un coup d’œil sur la découverte de M. Masi, puis il n’en fut plus question. On se mit à vernir des voitures, et deux ans se passèrent sans que personne eût l’idée de nettoyer un peu mieux cette muraille et de la regarder de plus près.

Un jour pourtant un artiste distingué, M. Zotti, passant par là pour voir vernir je ne sais quel tilbury, vint à jeter les yeux sur ce grand mur dont les teintes enfumées contrastaient avec la blancheur des voûtes et du reste de la salle. Il s’approcha. Les parties qui avaient été lavées, quoique encore bien noires, lui laissèrent deviner l’ensemble de la composition : c’était une Sainte Cène. L’ordonnance en paraissait grande et simple ; les figures semblaient expressives, bien posées, bien drapées. Il demanda la permission de revenir et de procéder à un lavage complet. Un de ses compagnons d’atelier que bien vite il avait appelé, M. le comte della Porta, fut frappé comme lui des beautés de premier ordre qui perçaient sous ce noir de fumée. Ils se mirent en besogne. Ce n’était pas petite affaire. Cette peinture était large à sa base de quatorze brasses (environ vingt-six à vingt-sept pieds), et elle couvrait tout le demi-cercle circonscrit par l’arc de la voûte. C’était ce vaste champ qu’il fallait lessiver, nettoyer peu à peu, avec des soins et des précautions infinies, sous peine d’attaquer l’épiderme des couleurs.

Le succès fut complet. À mesure que les dernières pellicules de la suie se détachaient, la fresque apparaissait dans sa fraîcheur virginale. Merveilleux privilège de cette façon de peindre ! L’enduit n’avait subi que des dégradations très légères, facilement réparables, et, dans les parties accessoires du tableau, toutes les figures étaient intactes, et les têtes et les mains admirablement conservées. Combien de fresques, et des plus belles, et des plus constamment admirées depuis trois siècles, n’ont pas le même bonheur ! L’oubli pour les œuvres de l’art est bien souvent une sauvegarde.

Nos deux artistes, pendant qu’ils poursuivaient leur patiente entreprise, s’étaient maintes fois demandé : Quel est l’auteur de cette grande page ? Ni l’un ni l’autre n’avaient osé répondre, et plus ils avançaient, plus leur embarras redoublait. Dans les premiers instans, lorsqu’ils ne pouvaient encore saisir que le caractère général de la composition comme à travers une sorte de brouillard, ils trouvaient dans son extrême simplicité, dans sa symétrie tant soit peu primitive, de fortes raisons d’en faire honneur à quelque maître de l’école ombrienne, et peut-être à son chef, au Pérugin lui-même ; mais lorsque, nettoyant chaque figure, ils eurent découvert certains détails du modelé, reconnu la précision du trait, la fermeté des contours, l’accent individuel et varié des physionomies, il leur fallut changer de conjecture, et pendant quelques instans ils supposèrent qu’une main florentine avait dû passer par là. Parmi les Florentins, un seul, l’auteur des grandes décorations