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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/603

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usages, il est certaines innovations si bien justifiées qu’il faut, bon gré mal gré, les adopter une fois qu’elles se sont produites. De ce nombre était assurément le parti pris par Léonard de réintégrer Judas à une place que tous les peintres lui avaient refusée depuis quelques centaines d’années, et de modifier la pose qu’ils avaient tous attribuée à saint Jean.

En effet, la tradition voulait que le disciple bien-aimé, conformément au texte de saint Matthieu, reposât sur la poitrine de Jésus, et quant à Judas, bien qu’aucun évangéliste ne lui eût assigné une place à part, on n’admettait pas qu’il pût être assis à côté de ses condisciples ; aussi, pendant que le Seigneur et les apôtres occupaient un côté de la table, Judas seul, posé sur un escabeau, devait figurer de l’autre côté.

Cette tradition n’avait pas toujours existé. On n’en voit aucune trace dans les monumens de la primitive église, et notamment dans cette fresque tirée des catacombes de Saint-Calixte et conservée au Vatican, représentation de la Sainte Cène la plus ancienne peut-être qui soit venue jusqu’à nous. Ce sera probablement vers le XIIe ou le XIIIe siècle qu’aura commencé cet usage[1]. L’esprit du moyen-âge ne badinait pas en ces matières, et se souciait fort peu de la vraisemblance, quand ses croyances étaient en jeu. Tout le monde aurait jeté la pierre au malheureux peintre qui se fût permis de faire asseoir Judas entre deux apôtres ; on eût crié à la profanation. Il fallait qu’on vît Judas seul, délaissé, comme la brebis pestiférée qu’on sépare du troupeau, afin que personne ne pût s’y méprendre, que les enfans eux-mêmes le montrassent au doigt, et qu’il reçût, même en peinture, une sorte de châtiment. Quant à saint Jean, qui eût osé le faire asseoir comme tous les autres ? Les spectateurs se seraient révoltés ; ils l’auraient cru tombé en disgrace et déchu dans le cœur de son maître, s’il n’eût pas été couché littéralement sur sa poitrine.

Est-il besoin de dire que cette manière d’entendre l’Evangile se prêtait assez mal aux combinaisons pittoresques ? Comment ajuster cet homme sur sa sellette, seul en face de tous les autres ? Quoi de plus gauche que ce personnage à demi couché au milieu de figures assises sur leur séant ? Quel vide désagréable à l’œil et impossible à déguiser ! Il n’en fallait pas moins que l’artiste, sans sourcilier, se pliât à ces exigences, et le Léonard du XIVe siècle, Giotto, s’y était soumis tout le premier. Lui aussi nous a laissé sa Sainte Cène : elle occupe un des compartimens de cette immense fresque qu’on voit encore à Florence

  1. Dans l’abside de la cathédrale de Tours, la Sainte Cène est représentée sur une verrière qui peut remonter à la deuxième moitié du XIIIe siècle. Saint Jean est couché sur les genoux du sauveur, et quant à Judas, non-seulement il est seul d’un côté de la table et vis-à-vis des autres apôtres, mais il est représenté à genoux.