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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/610

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d’outre-Rhin, qui, depuis l’invention récente de la gravure, envahissaient l’Italie. À voir le caprice du goût, l’oubli du style, l’abaissement des types, on eût dit qu’une colonie flamande était venue camper sur l’Arno, et avait pris dans la ville de Giotto et de Masaccio le monopole de l’art de peindre.

Qu’était devenue pendant ce temps cette ancienne peinture italienne qui, les regards tournés au ciel, sachant à peine ce qui se passait sur terre, semblait n’être en ce monde que pour parler aux hommes des choses divines, pour faire comprendre et entrevoir, même à ceux qui ne savaient pas lire, la gloire de Dieu, le bonheur des séraphins, les joies de l’infini ? Elle s’était réfugiée dans les cloîtres. Son plus éloquent, son incomparable interprète, fra Beato-Angelico, après avoir acquis, du vivant de Masaccio, plus de gloire qu’il n’en voulait, après avoir, malgré lui et par obéissance, soutenu contre ce digne émule l’honneur de son école, continuait en silence son œuvre sainte au fond de cette cellule où bientôt il allait mourir. À son exemple, mais bien inférieurs à lui, d’autres pieux cénobites, dispersés çà et là, à Subiacco, à Assise et dans d’autres solitudes, entretenaient le culte de la beauté purement religieuse ; mais que pouvaient leurs efforts isolés ? A peine connaissait-on leurs œuvres : ensevelies dans les couvens, elles n’avaient pour admirateurs que la foule obscure des pèlerins. Ce n’était pas là qu’il eût fallu lutter : c’était dans Florence même, devant ce capricieux public, dans ces turbulens ateliers, et jusque dans ce Palazzo Vecchio où Laurent-le-Magnifique prodiguait ses largesses aux profanes nouveautés. Profanes est bien le mot, car il ne s’agissait pas seulement de l’imitation de la nature, mais d’une autre sorte d’imitation plus séduisante encore et plus incompatible avec l’art religieux. L’antiquité, le paganisme, après dix siècles de léthargie, s’étaient réveillés tout à coup. Les merveilleux modèles qu’on exhumait chaque jour étaient reproduits avec idolâtrie, et tous les esprits d’élite, à force de lire les anciens, à force d’habiter l’Olympe avec leurs dieux, n’avaient que dédain pour les saints du paradis. Les Médicis, moitié par goût, moitié par politique, secondaient à Florence ce mouvement érudit et mythologique ; aucun artiste n’ignorait que la fable était chez eux plus en faveur que l’Évangile, et qu’on avait meilleure chance de leur plaire eu leur montrant Hercule aux pieds d’Omphale que les rois mages aux pieds de Jésus.

Contre cette double influence de l’art antique et de la nature vivante que pouvait l’ombre de fra Angelico ? que pouvaient, sous leurs frocs, ses timides successeurs ? Son disciple chéri lui-même, Benozzo Gozzoli, bien que libre, laïque, et grand peintre s’il en fut, opposa-t-il une héroïque résistance ? Non ; sans jamais trahir son maître, il n’osa jamais non plus marcher résolûment sur sa trace, évita les sujets mystiques,