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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/654

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au bon religieux, et, sous prétexte de dévotion, le va trouver à son confessionnal. « Après avoir raisonné ensemble quelque temps, il fut convenu que le moine enverrait à Juliette une certaine poudre ayant vertu d’endormir et de faire paraître mort quiconque la prenait, soit dans du vin, soit mêlée à toute autre liqueur, et que la jeune fille, une fois ensevelie dans la sépulture de sa famille, laquelle se trouvait dans son église, serait enlevée de nuit à la tombe, et, avec l’aide d’un travestissement, envoyée à Roméo, qu’on aurait eu soin d’avertir de tout par un message. »

Les choses se passent ainsi qu’on l’a dit ; seulement, avant que l’avis du religieux lui soit parvenu, le bruit de la mort de Juliette arrive à Roméo par une voie indirecte. À cette nouvelle, il quitte Mantoue en grande hâte, et, accompagné d’un seul serviteur, entre à Vérone, au moment où l’on ferme les portes, le soir même de la mise au tombeau de Juliette. « Alors, si close que fût la nuit, et sans entrer autrement dans la ville, il se rend avec son serviteur à l’église de San-Francesco, où il savait que sa bien-aimée gisait ensevelie, et, ayant ouvert son monument qui se trouvait en dehors, il commença à répandre de bien abondantes et bien amères larmes sur ce corps adoré. Puis, vaincu par sa douleur et résolu à ne point vivre davantage, il se tua auprès d’elle avec un poison qu’il portait à cet effet. » On devine le désespoir et l’épouvante du bon religieux, lorsque, revenant auprès de la jeune fille pour la délivrer du sépulcre, il trouve Roméo mort et son serviteur évanoui. « A l’heure venue, la poudre ayant fourni sa vertu (la polvere fornita la sua virtu), Juliette se réveilla, et, voyant Roméo à son côté, en eut grand étonnement ; mais, ayant appris du serviteur et du frère comme le fait s’était passé, elle en ressentit une vive douleur, si vive qu’elle rendit l’esprit, et, sans pouvoir dire autre chose, resta morte sur le sein de son Roméo. L’histoire s’étant divulguée au matin dans la ville, le seigneur Bartolomeo della Scala en fut aussitôt avisé, lequel se rendant à San-Francesco, accompagné d’une foule de gentilshommes, les vit avec grand intérêt et compassion, et voulut que lui fût, de point en point, par le frère et le serviteur, toute l’histoire racontée ; puis il ordonna qu’à ces infortunés amans de nobles funérailles fussent faites, auxquelles pompeusement assistèrent Capulets et Montaigus, ensuite de quoi les corps des deux époux furent de nouveau déposés dans le monument, lequel monument j’ai moi-même bien des fois visité depuis. »

Ce n’est point ici le cas d’aborder le chapitre des parallèles ; on ne saurait pourtant s’empêcher de remarquer en passant l’art merveilleux avec lequel Shakspeare a su développer la mise en œuvre de cette simple et touchante anecdote, et porter à la plus grandiose efflorescence les germes de vie qu’elle contenait. Immense et souverain génie, il féconde