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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/659

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Troupe admirable, capable de tout saisir, de tout comprendre, de tout interpréter, qu’on croyait arriérée, et qui d’un bond s’élance au niveau des plus aventureuses conceptions du génie moderne ! Hier vouée au répertoire, classique s’il en fut, de Polichinelle, et jouant aujourd’hui Monte-Cristo avec l’aplomb, la verve et cet enthousiasme novateur des comédiens du Théâtre-Historique, tout cela pour se conformer au goût du public !

Lorsque j’arrivai à l’opéra, le premier acte des Lombardi était déjà joué, et, selon l’usage d’Italie qui veut que le ballet se donne au milieu de la soirée, comme une sorte d’intermède entre la première partie et la seconde, Esmeralda venait de commencer. — Qu’on dise que notre littérature n’est plus, de même qu’au temps de Louis XIV, la reine du monde ! Aussi j’admire profondément le rêve de ces naïves imaginations qui s’en vont étudier de nos jours ce qu’on appelait autrefois le théâtre étranger, comme s’il existait au dehors, à l’heure qu’il est, quelque chose qui ressemble à un théâtre ! Otez en Allemagne trois ou quatre écrivains qui, avec un acharnement plus méritoire que payé de succès, s’évertuent à poursuivre cette chimérique entreprise, à Vienne et à Berlin que trouvons-nous, sinon des tragédies de M. Hugo, des drames de M. Dumas, des vaudevilles de M. Scribe ? Les vieux sont morts, les jeunes sont trop faibles, et si dépourvus que nous soyons nous-mêmes, c’est encore de notre bois qu’on se chauffe.

Ce ballet d’Esmeralda du reste réussissait fort l’hiver dernier en Italie. À Trieste, à Venise, à Vérone, nous le rencontrions partout sans trop nous en plaindre cependant, car si le ballet demeurait invariablement le même, du moins les danseuses changeaient, et cette fois nous eûmes tout lieu de nous applaudir du changement. — Il faut, pensais-je en voyant manœuvrer le plus délicieux escadron féminin qui ait jamais évolutionné aux clairons d’un orchestre, il faut que le maréchal Radetzky aime la danse et s’y connaisse.

— Vous en doutez, répliqua un jeune officier du régiment Mazzuchelli, qui se trouvait avec nous dans la loge, en fait de dilettantisme de ce genre, son excellence ne le cède à personne, et vous avez devant vos yeux le premier corps de ballet de l’Italie.

— Celui de Milan alors ?

— Tout juste, le maréchal se l’est fait expédier dernièrement, et voici dans quelles circonstances : sitôt après la pacification de l’Italie, le gouvernement donna ordre au directeur de la Scala de rouvrir son théâtre. Le théâtre fut ouvert, mais personne ne vint. Ce que vous avez vu arriver à la Fenice arrivait chaque soir à la Scala : les chanteurs s’escrimaient dans le vide, les danseuses pirouettaient dans le désert ; comme les Vénitiens, les Lombards protestaient par leur absence. « C’est bien, grommela Radetzky, qu’ils protestent tant qu’ils