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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/726

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aride. Je forçai ma monture à prendre le trot, afin de la rejoindre ; malheureusement la chose était moins facile que je ne l’avais supposé. Je rencontrais à chaque instant des flaques d’eau croupissante qu’il fallait contourner, ou des coupes de tourbière interrompant brusquement le chemin. La nuit descendait d’ailleurs rapidement ; et, par un contraste singulier, semblait plus profonde dans la Bryère qu’à quelques centaines de pas. Tandis que plusieurs îles se détachaient devant moi, si vivement éclairées par le soleil couchant qu’on pouvait y distinguer les moindres détails, l’espèce de vallée que je suivais était plongée dans une épaisse obscurité. Il me sembla même qu’un nuage de fumée se mêlait à l’ombre de la nuit ; une odeur âcre me prenait à la gorge, ma respiration devint plus difficile, l’air me semblait brûlant. Bientôt ma monture elle-même fut en proie à un visible malaise : elle dansait sur ses jarrets, et reniflait avec angoisse ; enfin elle tourna brusquement, voulut revenir en arrière, mais, retrouvant sans doute le même obstacle invisible, elle se jeta à droite tout effarée, rebroussa encore chemin, puis, comme emportée par une douleur furieuse, se mit à galoper en tous sens et à pousser des hennissemens.

J’avais fait de vains efforts pour m’en rendre maître ; rétive à la bride et à l’éperon, elle s’arrêtait par instans, se dressait sur ses pieds de derrière, puis retombait pour partir plus égarée. Forcément penché sur la selle, je m’aperçus enfin qu’une cendre blanchâtre recouvrait partout le sol, et qu’une fumée légère s’en échappait. Les sabots de la mule enfonçaient à chaque pas dans cette arène livide et en ressortaient vivement en faisant jaillir des étincelles. À l’instant même, un souvenir me traversa la mémoire. On m’avait dit que la flammèche envolée du brasier d’un pâtre ou de la pipe d’un fumeur suffisait parfois pour mettre le feu à la tourbière, et que la sourde intensité de l’incendie déjouait tous les efforts des Bryérons ; l’hiver seul pouvait l’éteindre. Or, je n’en pouvais plus douter, j’étais pris dans un de ces brûlis latens sans que la nuit me permit de distinguer ma route pour y échapper.

Sérieusement effrayé, j’allais jeter un cri de détresse, quand je fus prévenu par les voix de Michel et du saulnier, qui, ramenés près de moi par les détours du sentier, venaient tout à coup de m’apercevoir. Tous deux comprirent à l’instant le danger, car ils coururent à ma rencontre et s’arrêtèrent à une petite distance en m’appelant. Je fis un effort désespéré pour contraindre la mule à se diriger de leur côté ; mais, arrivé devant une mare étroite et sombre qui nous séparait, l’animal refusa de la franchir. Je n’étais qu’à une vingtaine de pas des deux paysans, qui continuaient à me crier : — Par ici ! — et je ne pouvais décider ma rétive monture à avancer. Je la sentis même bientôt qui se dérobait sous moi, et se préparait à reprendre sa course vers la