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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/748

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repris-je ; c’est vous qui, près d’Escoublac, avez écrit son nom sur le sable, où votre pied nu et contrefait avait laissé son empreinte ce n’est pas la première fois que vous la suivez ainsi en vous cachant. Pourquoi cela ? répondez ; que lui voulez-vous ?

Il resta muet.

— Je vous le dirai bien, moi, continuai-je en le regardant fixement ; vous cherchez la belle saulnière, parce que vous êtes amoureux d’elle !

Il se redressa tout effaré, et essaya de fuir. Je le retins à grand’peine. Il fallut lui répéter que je ne l’avais dit à personne, que Jeanne ne soupçonnait rien, et qu’elle l’avait pris pour le kourigan. Je lui tenais les mains en m’efforçant de le rassurer ; il céda enfin, baissa la tête, et je l’entendis qui pleurait ; mais presque aussitôt ses larmes s’arrêtèrent, il voulut m’échapper de nouveau. Je tâchai en vain de lui donner confiance par des paroles de sympathie et d’encouragement ; il me répondit par des discours sans suite, entremêlant ses divagations de malédictions, d’éclats de rire, de sanglots. Son égarement avait quelque chose qui attirait et repoussait tour à tour. Parfois c’étaient d’inintelligibles explications, dans lesquelles la folie essayait le mensonge, parfois de rapides confidences où le cœur se racontait sans le savoir. La ruse du paysan et l’ingénuité de l’enfant luttaient dans ce cerveau malade, et se trahissaient successivement par des traits ridicules ou charmans. Il parlait d’affaires de sel qui l’avaient conduit à Saillé ; il nommait les gens auxquels il avait acheté, les barges qu’il devait charger ; puis, il joignait les mains au-dessus de sa tête, et criait qu’il allait partir pour La Meilleraie, où il voulait se faire trappiste et mourir.

Je contemplais ce misérable abandonné, à qui Dieu avait d’abord refusé la grace, et que les hommes avaient ensuite déshérité de l’amour. Fallait-il plaindre ou bénir son égarement ? Quelque pénible que fût le rêve agité dont il était poursuivi, avait-il mieux à attendre de la réalité ? La vie ne lui était-elle pas fermée dans tout ce qu’elle avait d’espaces éclairés et fleuris ? Son mal, du moins, lui créait un monde où passaient parfois quelques mirages. La folie seule pouvait lui permettre de prendre patience, car seule elle lui permettait d’espérer.

Voyant que l’interrogation directe ne réussissait qu’à l’effaroucher, je feignis de me laisser aller au courant de ses digressions ; je répondis à tout avec un air de confiance qui le rassura. Ce qu’il y avait de volontaire dans sa divagation disparut insensiblement et le laissa à la sincérité de son égarement. Il me raconta alors, en phrases sans suite, ses absences des Bryères et ses retours, sa vie errante dans les cantons autrefois parcourus avec Jeanne, ses visites secrètes aux lieux qu’elle habitait, ses mille ruses pour la voir et la suivre sans être aperçu. Tout