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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/771

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REVUE. — CHRONIQUE.

certains momens, pour un spécimen assez curieux de la touriste missionnaire, ce qui ne veut pas dire, par malheur, la plus amusante des touristes. C’est, du reste, un motif légitime de regret de voir cette teinte obstinée d’inspiration, de prédication méthodiste, élément étranger dans un récit de voyage, se mêler au Journal de Mme de Gasparin, car plus d’une page, je l’ai fait pressentir, révèle un talent qui n’est point vulgaire, et qui sait arriver à un intérêt d’un autre genre : on sent, dans plus d’un passage, courir une veine d’observation libre, dégagée, animée, qui se joue dans la description d’une fête grecque ou d’une noce de fellahs, et qui s’empreint parfois de poésie sous le coup d’un spectacle naturel. Un paysage revit en quelques traits sous la plume de l’auteur, et on n’aurait presque qu’à le transporter sur la toile. Voyez, à vos pieds, s’arrondir, comme une coupe cette petite vallée emprisonnée par les montagnes ; les cailloux qui la couvrent laissent à peine deviner les champs ; trois colonnes d’ordre ionique s’élèvent au milieu : c’est Némée. Ne sentez-vous pas aussi comme une poétique et mystérieuse émotion, en suivant la voyageuse dans la cange qui glisse, les voiles doucement enflées, sur les nappes du Nil où tremble déjà la première étoile du soir, tandis que l’équipage chante sa plus douce chanson : « Mon amie est restée à Scandaria ; — je suis Africain, je suis Africain de Tunis ; je monte des bracelets pour les jolis poignets blancs des femmes. — Votre vaisseau, ô roi, votre vaisseau vole sur des roues ! » Il y a même une certaine verve comique qui n’est point absente dans le Journal d’un Voyage au Levant, et qui se décèle par un croquis, par un portrait ironique, par une libre enluminure de quelque apparition grotesque.

À l’heure même où l’auteur du Mariage au point de vue chrétien visitait cet Orient enfin rapproché de nous en touriste souvent intelligente et instructive, parfois puérilement passionnée, toujours curieuse de l’originalité locale et des moindres indices de la régénération morale et matérielle de ces contrées, on pouvait voir d’autres sources d’émotion se rouvrir pour l’Europe assoupie et trompée. Les révolutions qu’on croyait closes et qui n’étaient qu’interrompues avaient repris leur cours : ce coup de foudre énigmatique de février retentissait au loin, et Mme de Gasparin pouvait en poursuivre les échos jusque dans la Palestine, à Jérusalem même, où l’attendait cette petite nouvelle de la déchéance de tous les monarques européens. Qu’y a-t-il d’étonnant ? Cette déchéance ne nous était-elle pas annoncée d’heure en heure à nous-mêmes ? Le premier bruit de février arriva à la voyageuse en pleine Égypte, et l’auteur nous peint, avec une ironie triste, tous les marmitons de l’hôtel français du Caire se décorant aussitôt d’une immense cocarde rouge, le signe des révolutions socialistes. Si on les interroge sur le sens de cette démonstration : « Puisque c’est la république ! » répondent-ils. Je signale cet argument de l’instinct marmiton à ceux qui prétendent que république et socialisme c’est une seule et même chose. Est-ce, au surplus, fantaisie subtile d’imagination ou manie singulière de rapprochemens, si l’esprit s’arrête à cette coïncidence entre l’excursion dans le Levant d’une simple touriste voyageant pour son plaisir et nos commotions occidentales ? Non certes ; c’est parce qu’elle laisse voir une fois de plus le caractère réel et indélébile de notre temps, de cette heure où nous vivons et qui s’enfuit ; parce qu’elle révèle, à sa manière, cette incertitude générale, à laquelle n’échappent pas même les pays qu’on croit le plus assurés dans leur existence ; parce qu’elle nous ramène au sentiment exact des