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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/786

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cap Nègre, et comme la tradition s’en perpétue encore, de case en case, dans les mystérieux conciliabules du Vaudoux[1]. La fête terminée, les survivans retournaient paisiblement, à la voix d’Hyacinthe et sans demander leur compte, à leur labeur d’esclaves.

Sur ces entrefaites, il est vrai, l’élément nègre pur, l’insurrection de la province du nord, que le parti royaliste s’effrayait déjà d’avoir déchaînée, refusait de se dissoudre ; mais ce qui retenait ces bandes sous l’autorité de Jean-François, de Biassou et de Jeannot, c’était bien moins la soif de liberté que la crainte des châtimens qu’elles avaient encourus par leurs brigandages et le prestige qu’exerçait encore ici le lugubre et grotesque attirail de la sorcellerie africaine[2]. Les deux premiers le savaient si bien, qu’ils offraient de faire rentrer leurs innombrables hordes dans l’esclavage moyennant six cents affranchissemens. Ils visaient surtout si peu à exercer un apostolat de race, qu’ils vendaient sans façon aux Espagnols[3] les nègres non insurgés, — hommes,

  1. Sorte de franc-maçonnerie africaine dont Soulouque est l’un des grands dignitaires, et que nous verrons apparaître dans les derniers événemens d’Haïti.
  2. A l’exemple d’Hyacinthe, « Biassou s’entourait de sorciers, de magiciens, et en formait son conseil. Sa tente était remplie de petits chats de toutes les couleurs, de couleuvres, d’os de mort et de tous les autres objets, symboles des superstitions africaines. Pendant la nuit, de grands feux étaient allumés dans son camp ; des femmes nues exécutaient des danses horribles autour de ces feux en faisant d’effrayantes contorsions et en chantant des mots qui ne sont compris que dans les déserts d’Afrique. Quand l’exaltation était parvenue à son comble, Biassou, suivi de ses sorciers, se présentait à la foule et s’écriait que l’esprit de Dieu l’inspirait. Il annonçait aux Africains que, s’ils succombaient dans les combats, ils iraient revivre dans leurs anciennes tribus en Afrique. Alors des cris affreux se prolongeaient au loin dans les bois ; les chants et le sombre tambour recommençaient, et Biassou, profitant de ces momens d’exaltation, poussait ses bandes contre l’ennemi, qu’il surprenait au fond de la nuit. » (Histoire d’Haïti, par Thomas Madion fils, Port-au-Prince, 1847.) J’aurai à parler de ce livre quand j’en viendrai à la littérature haïtienne, car il y a une littérature haïtienne, il y en a même trois.
  3. L’écrivain que nous venons de citer reproduit la lettre suivante, par laquelle Jean-François demande à l’un des agens du gouvernement espagnol l’autorisation de faire le commerce des jeunes noirs, ses prisonniers :
    A M. Tabert, commandant de sa majesté.
    « Supplie très humblement Mr Jean-François, chevalier des ordres royales de Saint-Louis, amiral de toute la partie française de Saint-Domingue conquise (*), que, ayant de très mauvais sujets, et n’ayant pas le cœur de les détruire, nous avons recours à votre bon coeur pour vous demander de vous les faire passer pour les dépayser. Nous aimons mieux les vendre au profit du roi, et employer les mêmes sommes à faire des emplettes en ce qui concerne pour l’utilité de l’armée campée pour défendre les droits de sa majesté. » Rendons cette justice à l’excellent cœur de Jean-François, qu’un civilisé n’aurait pas su y mettre plus d’hypocrisie.
    (*) Jean-François se donnait plus habituellement les titres de grand-amiral de France et de général en chef. Son lieutenant Biassou prenait celui de vice-roi des pays conquis. Jean-François, Biassou et Jeannot portaient des habits de généraux surchargés de galons, de pierreries, de cordons, de croix, qu’ils avaient pris aux officiers français.