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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/89

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au sein de la famille où le nimbe de la béatitude couronne déjà son berceau, tandis que l’autre, inquiet et révolté, s’élève le front sillonné par l’éclair des tempêtes.

Toutefois, celui qui apprit à Beethoven à parler la langue des mystères, ce fut le maître des dieux et des hommes, comme dit Platon, celui qui naquit après le chaos qu’il soumit à l’harmonie[1] : ce fut l’amour. Croiriez-vous, mademoiselle, qu’il y a des pédans qui se sont demandé sérieusement si l’auteur de la sonate en ut dièse mineur et de la symphonie en la avait jamais éprouvé de tendres préoccupations ? Oh ! les doctes ignorans, qui s’imaginent que des hommes comme Gluck, comme Weber et Beethoven se forgent dans les ateliers de contre-point ! Pauvres critiques que ceux-là qui n’ont jamais vu dans la musique que la science des sons, comme ils disent, et non pas l’art de moduler i dolci lamenti de la passion !

Il y avait dans la ville de Bonn une noble famille appelée de Breuning, où le jeune Beethoven était accueilli avec bonté. Dans cette famille aussi distinguée par les dons de la fortune que par le goût et la culture de l’esprit, le caractère inquiet et l’imagination ardente du jeune artiste trouvaient un asile paisible. Il y allait presque tous les jours, tantôt avec une composition nouvelle qu’il venait faire entendre, tantôt avec un visage sombre et le cœur contristé par une de ces douleurs sans nom qui sont l’aliment et le privilège du génie. On l’écoutait avec bienveillance, on l’encourageait, on cherchait à dissiper les nuages qui s’élevaient de son ame troublée ; on était plein d’indulgence pour les inégalités de son caractère. Quelquefois il disparaissait pendant des semaines entières, et, lorsqu’il revenait au bercail, on le recevait sans rancune, en lui adressant seulement de tendres reproches. C’est dans l’intérieur de cette famille éclairée, dans la réunion des personnes élégantes qu’on y rencontrait et les conversations spirituelles qui s’y engageaient, que Beethoven puisa le goût de la société d’élite qu’il aima toujours à fréquenter et les premières notions qu’il ait recueillies sur les poètes et les grands écrivains de son pays. Parmi les personnes qui venaient habituellement dans la famille de Breuning, il y avait une jeune fille blonde, vive, spirituelle, tendre et légèrement coquette, qui s’appelait Jeanne de Honrath. Elle était de Cologne, et plusieurs fois par an elle venait passer quelques jours dans cette maison son amie. Mlle de Honrath était petite, mais d’une tournure élégante, instruite, d’un caractère enjoué, fort bonne musicienne et chantant avec goût. Beethoven, qui pour Mlle de Honrath n’était encore qu’un enfant, était cependant déjà vivement épris d’elle. Il trahissait le trouble de son cœur par des emportemens qui amusaient beaucoup

  1. Dans le Banquet.