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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/897

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brouillard qui nous obscurcit les yeux, je ne sais trop ce qu’ils penseront de tout ce dévergondage, où tant de burlesque se mêlait à des prétentions si tragiques. Alors, comme aujourd’hui, nous étions un pays composé d’environ trente-six millions d’habitans, une société qui, pour faire vivre en paix ces trente-six millions d’êtres et pour les arracher aux terreurs de la barbarie, avait fixé par des règlemens ce que chacun pouvait attendre des autres et ce qu’il n’avait pas droit de tenter contre eux : — eh bien ! pendant une longue suite d’années et jusqu’à l’heure présente, la France a été en même temps une société dont les écrivains et les discoureurs, les poètes et les philosophes, n’ont presque tous usé de la parole ou de la plume que pour vouer au mépris ses règlemens, pour enseigner que rien n’était noble comme de les narguer, pour glorifier enfin quiconque s’insurgeait contre la légalité politique ou la légalité morale. Que penserions-nous de l’homme qui, sous prétexte d’un saint zèle pour la justice, viendrait annoncer que celui qui a souscrit des billets doit juger en conscience s’il est juste, oui ou non, pour lui de les acquitter ? Pourtant c’est à publier de telles nouveautés que s’est dépensée la dose d’intelligence qui nous avait été départie, et les réputations que nous avons faites ont été pour la plupart des récompenses décernées à ceux qui les avaient criées le plus haut.

L’esthétique de ce qu’on a appelé le romantisme jette à elle seule une désolante lumière sur la désorganisation morale qui ne s’est que trop perpétuée jusqu’à nous. Toute une école poétique avait pris pour devise : L’art pour l’art, et le laid est le beau. Sans doute, il y avait quelque chose de vrai sous ces exagérations, ne fût-ce qu’un dégoût bien réel pour le cérémonial de l’ancien Parnasse et pour les mensonges d’une littérature qui n’avait recherché que l’abstrait, les types génériques, l’absence d’individualité. M. Hugo et ses disciples représentaient à ce titre un besoin respectable : celui de revenir à la vie, à la mise en scène des individualités, c’est-à-dire des caractères qui sont toujours plus ou moins marqués par une passion dominante, qui sont comme des concerts où une voix prévaut et tend à vibrer en désaccord. Toutefois il y a individualités et individualités, et quelles étaient celles que l’école romantique avait couronnées d’une auréole comme les divinités de son culte ? Son axiome pourrait répondre à la question ; le laid pour elle était le beau. Elle ne plaçait pas le sublime dans le majestueux accord de toutes les puissances et de toutes les richesses d’une nature harmonieuse : elle le plaçait dans le déchaînement immodéré, dans la brutalité de l’instinct, qui devient colossal, parce qu’il n’est contenu par rien, parce qu’il domine seul au sein d’une ame dénuée de toutes les facultés et de tous les mobiles que la gloire humaine est d’éprouver. Lucrèce Borgia, la Thisbé, Marion de-Lorme,