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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/94

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de la Nouvelle Héloïse a raconté dans ses rêveries solitaires les tristesses dont son ame fut assaillie aux approches de l’heure suprême ? Pourquoi Rousseau n’a-t-il pas eu la foi de Beethoven lorsqu’il laissait échapper ces paroles navrantes : « Un tiède allanguissement énerve toutes mes facultés. L’esprit de vie s’éteint en moi par degrés, mon ame ne s’élance plus qu’avec peine hors de sa caduque enveloppe, et sans l’espérance de l’état auquel j’aspire, parce que je m’y sens avoir droit, je n’existerais plus que par des souvenirs. Aussi, pour me contempler moi-même avant mon déclin, il faut que je remonte au moins de quelques années au temps où, perdant tout espoir ici-bas et ne trouvant plus d’aliment pour mon cœur sur la terre, je m’accoutumais peu à peu à le nourrir de sa propre substance et à chercher toute sa pâture au dedans de moi[1]. » Beethoven, cent fois plus malheureux que Rousseau, n’a point succombé, lui, au vertige de la solitude. Son génie l’a retenu au bord de l’abîme et lui a dit : Marche, marche, accomplis ta destinée ! ce que le grand musicien a fait en luttant contre les souffrances physiques, contre les chagrins domestiques, contre l’envie des méchans et les défaillances intérieures. Il a ainsi traversé le monde, où il a laissé une trace impérissable.

Beethoven a presque toujours vécu à Vienne ou dans les environs de cette ville pittoresque. En 1809, trois amateurs distingués, l’archiduc Rodolphe, les princes de Kinsky et Lobkowitz, voulant empêcher qu’un si grand musicien ne quittât l’Autriche pour aller remplir les fonctions de maître de chapelle à la cour de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, se cotisèrent pour lui faire une pension de 4,000 florins, qui ne lui fut payée ni très exactement ni dans sa totalité. En 1810, il fit la connaissance de Mme Bettina d’Arnim, qui le mit en relations avec Goethe, pour lequel il professait la plus vive admiration. Ces deux grands poètes se rencontrèrent pour la première fois aux eaux de Toeplitz en Bohême, dans l’été de l’année 1812. Beethoven a raconté, dans une lettre très connue à Bettina, la piquante anecdote où Goethe, un peu trop courtisan peut-être pour l’auteur de Faust, joue un rôle si ridicule à côté du grand compositeur, qui n’a jamais voulu humilier son génie devant personne, « car, dit Beethoven dans cette lettre, les rois et les princes peuvent bien créer des conseillers intimes et des titres de toute espèce ; mais les hommes supérieurs sont l’œuvre de Dieu. »

En 1816, Beethoven eut un long procès à soutenir contre sa belle-soeur, la femme de son frère aîné, qui était mort l’année précédente, pour revendiquer la tutelle d’un neveu dont la conduite indigne a fait le tourment de ses dernières années. Pendant le congrès de Vienne,

  1. Rêverie d’un Promeneur solitaire.