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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 8.djvu/940

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La première phase de l’histoire de la gravure prend fin au milieu même de ce siècle. On a vu l’influence de Marc-Antoine, combattue d’abord par l’influence d’Albert Dürer, triompher sans peine de celle-ci et régner seule en Italie, en Allemagne, en France même jusqu’à l’apparition des œuvres de Callot, tandis que dans les Pays-Bas l’art conserve une physionomie à part, se développe lentement, et finit par subir tout d’un coup, sous l’autorité de Rubens, une transformation complète, mais de peu de durée. L’école flamande va s’absorber bientôt dans la nôtre, et c’est alors qu’une seconde phase, qu’on pourrait appeler l’époque française, s’ouvrira pour la gravure.

S’il était permis, en s’autorisant d’exemples célèbres, de rapprocher les uns des autres tant d’hommes séparés par la diversité de leurs talens et par la distance des âges, on pourrait peut-être distribuer les graveurs anciens dans un ordre analogue à celui qu’ont choisi, pour une série d’artistes beaucoup plus grands, l’auteur de l’Apothéose d’Homère et l’auteur de l’Hémicycle du palais des Beaux-Arts. On essaierait de se les représenter tels qu’un maître réussirait à les peindre. Au centre, Finiguerra, le premier de cette race illustre ; à ses côtés, Albert Durer et Marc-Antoine, entourés de la foule de leurs disciples et gardant l’un et l’autre leur attitude de chefs. Entre les deux groupes, mais un peu plus rapproché des Allemands que des Italiens, Lucas de Leyde occuperait parmi les graveurs hollandais du XVIe siècle la première place, qui lui revient de droit, et dont lui seul ne se jugeait pas digne. Un peu au-dessous de ces maîtres primitifs, que nous nous figurons calmes de geste et portant sur leurs fronts l’expression de sérénité qui caractérise leurs œuvres, se presseraient, non sans quelque turbulence, ces audacieux novateurs dont le talent consiste surtout dans la verve de l’exécution : Bolswert, Vorsterman, Pontius et leurs rivaux. Rembrandt méditerait à l’écart, sombre et comme enveloppé de mystère. Enfin on entreverrait au second plan les graveurs seulement spirituels : Hollar, Callot, Abraham Bosse. Si, au contraire, pour résumer les progrès accomplis jusqu’au moment où nous sommes parvenus, il faut s’interdire le domaine des abstractions et demeurer dans les termes du fait, ou pourrait aisément indiquer la marche de l’art en ne prenant pour spécimens que quelques estampes d’une beauté achevée. On conseillerait alors de choisir parmi les productions de la gravure ancienne : un nielle florentin, la Mélancolie d’Albert Dürer, le Massacre des Innocens de Marc-Antoine, le Calvaire de Lucas de Leyde, le Couronnement d’épines de Bolswert, le Christ guérissant les malades de Rembrandt, et le Saint Antoine de Callot. Heureux celui qui posséderait ce petit nombre de chefs-d’œuvre, et qui, mieux inspiré que la plupart des amateurs, préférerait quelques morceaux exquis à une collection volumineuse ?


HENRI DELABORDE.