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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1007

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moi, ajouta-t-il ; remercie-le de ma part ; dis-lui que je lui demande de ne pas me garder rancune.

Le jeune régent, à qui Marthe transmit ces paroles, s’approcha vivement et se pencha vers le mourant, avec des protestations que la jeune fille voulut traduire. — C’est inutile, interrompit Jacques, je vois dans ses yeux qu’il ne m’en veut plus. Grâce à Dieu, le bien qui me reste et dont tu seras seule héritière vous mettra tous deux hors de gêne, et quant à votre bonheur, je n’en ai point souci : chacun de vous sera la récompense de l’autre.

— Ne parlez pas ainsi, mon parrain ! s’écria Marthe, qui sanglotait ; il faut que vous viviez pour voir ce bonheur.

— Ne l’espère pas, ma fille, dit Barmou avec une douceur d’accent qu’elle ne lui avait jamais connue ; ne le demande pas. Je me sens content de mourir ; qui sait ce que je sentirais demain ? Il vaut mieux que je finisse sur ce bon mouvement en vous laissant à tous un souvenir que vous aimerez.

Et, voyant qu’elle allait répondre : — Assez, continua-t-il d’une voix éteinte ; ne me parle plus : j’ai besoin de repos.

À ces mots, ses yeux se refermèrent encore, et il sembla s’assoupir ; mais au mouvement de ses lèvres les deux fiancés s’aperçurent qu’il redisait la prière dont Marthe venait de lui rendre la mémoire. Ce recueillement se prolongea assez longtemps. Enfin le soleil vint frapper les paupières du mourant ; il rouvrit les yeux, sourit à sa filleule, et, regardant le ciel, il expira réconcilié.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, son héritage suffit pour assurer l’avenir de la jeune fille et d’Aloîsius : mais tous deux voulurent retourner dans leur montagne, près de la mère de Marthe, et les Morneux furent laissés en fermage à François, qui, bien que marié et père d’une heureuse famille, ne parle jamais sans émotion de la fillole des Allemagnes.


EMILE SOUVESTRE.