Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1083

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

longue patience et des invitations presque suppliantes, mêlées toutefois de quelques menaces, finit par les apaiser ; elle leur a promis un temple, des cérémonies, des hommages : les Euménides, changeant de ton, n’ont plus que des bénédictions à répandre sur Athènes, et une procession publique les conduit vers l’enceinte, d’où elles ne sortiront plus. Ainsi, comme dans Prométhée, nous voyons ici des dieux nouveaux qui renversent des dieux anciens, et toujours en transigeant, de telle sorte que la puissance temporelle, — qu’on me permette ces expressions trop modernes, -étant enlevée, le spirituel reste seul pour se modifier avec le temps. Seulement ici ces dieux anciens et nouveaux sont les dieux considérés comme juges : c’est une révolution dans le droit de juger. Remarquons encore cette autre différence, que les dieux nouveaux, qui avaient subjugué Prométhée, sont devenus, après cinq siècles, les dieux anciens subjugués à leur tour.

L’unité de la pensée historique dans Eschyle nous semble maintenant assez démontrée. Il serait fort inutile de nous arrêter encore sur la tragédie des Perses pour en faire ressortir l’esprit national et l’antagonisme contre l’Orient. Si on examinait ensuite, parmi les pièces d’Eschyle perdues, celles dont le sujet peut être esquissé d’après les fragmens qui en restent, comparés d’ailleurs à la tradition connue, on découvrirait partout du premier coup d’œil ce même esprit. Par exemple, les trilogies qui se rapportent à l’introduction du culte de Dionyse-Bacchus en Thrace et en Béotie ne contiennent toujours que l’élément national qui repousse violemment le dieu étranger, et finit pourtant par l’associer aux dieux déjà établis. De celle de Lycurgue en particulier, on cite quelques fragmens où il est facile de reconnaître le langage hautain et les mépris de Prométhée, et néanmoins Lycurgue et Dionyse partagent à la fin les mêmes autels. Les sujets empruntés à la guerre de Troie dérivaient essentiellement de la même pensée. Dans la Psychoslasie surtout, Eschyle devait, à en juger par tout le reste, donner carrière à sa verve anti-égyptienne. Quel tableau en effet, pour le poète de Prométhée, que l’âme d’Achille mise dans la balance du Destin avec celle de l’Egyptien Memnon ! En vain celui-ci déploie au milieu des rudes guerriers hellènes le faste d’une civilisation plus avancée et plus riche ; en vain il se vante de sa race originaire « des bords du Nil aux sept branches, dont l’onde sacrée féconde les épis nourrissans de Cérés : » il est néanmoins trouvé trop léger dans la balance fatale ; le poids d’Achille et de la Grèce remporte, et sans doute Eschyle faisait bien comprendre, sous cette pesée mystique des deux âmes, la pesée des deux nations et l’apothéose de la plus jeune, de la plus hardie, de la plus progressive.