Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1085

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’étant néanmoins que les épisodes d’un événement fondamental, n’ont tous qu’un même sens, qu’une même terminaison, et aboutissent à une même nationalité. Dans ce tumulte créateur, la poésie ne fut ni un jeu ni un métier, mais un instrument sérieux, une puissance nationale ; elle fut l’histoire des tribus et des états, elle fut l’hymne patriotique, elle fut surtout la voix des sages et des conciliateurs. C’est pourquoi elle est restée longtemps l’expression de la vie de cette période historique. Elle y remontait sans cesse, comme on remonte à ses premiers jours quand on cherche à se comprendre soi-même ; en y prenant la lutte primitive, elle la continuait et la menait à son but. Le drame, parlant à la foule, pouvait moins que toute autre poésie échapper à cette influence des choses ; Eschyle la reçoit tout entière, et de la l’unité et la concentration de sa pensée.

Terminons par une dernière réflexion, pour achever d’éclaircir l’idée principale qui nous a inspiré cette étude. On a dû voir, ce nous semble, par cet exposé, que partout dans Eschyle se manifeste de la manière la plus éclatante l’énergie de la liberté humaine, telle qu’elle se développe dans la Grèce, avec ses plus hautes applications à l’état et à l’intelligence. D’où vient donc cette idée contraire, si généralement admise, que le dogme fondamental de la tragédie grecque, issue de la religion, c’est la fatalité ? Selon cette hypothèse, tellement répandue, que nous l’avons tout d’abord acceptée sans examen, un destin aveugle, irrésistible, inexorable, aurait régné dans le culte et dans le drame, il aurait trouvé sa plus haute expression dans Eschyle même ; l’homme n’y serait qu’un instrument passif ou une victime de cette nécessité de fer, et le fatalisme oriental aurait opprimé dans l’ancienne poésie toute liberté, toute personnalité. Cette opinion, formée peut-être d’abord sur quelques images exagérées de la puissance divine et de la loi universelle, a pris plus d’importance depuis qu’on s’en est servi pour étayer des systèmes. Les uns, voulant que la vie générale ne soit qu’une espèce de végétation spontanée de toutes choses, dans laquelle les êtres se forment et se complètent sous l’influence des milieux, sans qu’aucune volonté extérieure à eux-mêmes les domine, ont trouvé utile à cette doctrine panthéiste et fataliste de la montrer admise et agissante dans les religions de l’antiquité, qui semblait leur rendre témoignage. Les autres, cherchant à créer je ne sais quelle polémique négative en faveur du christianisme, croient devoir exagérer à plaisir les vices des sociétés antiques et en dénigrer les doctrines, sans distinction des temps, sans égard aux circonstances, comme si tant de peuples avaient pu vivre, tant de civilisations se développer, sans porter en elles les vérités essentielles à la vie et à la civilisation.

Il y a ici un malentendu qui corrompt l’interprétation de toute l’antiquité grecque, et qui amènerait un démenti à toute son histoire.