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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1095

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marcher au hasard ; aussi n’essaierai-je pas de raconter la fable imaginée par l’auteur. Ce ne serait pas seulement une tâche difficile, mais une tâche inutile, car la popularité de son nom lui assure de nombreux lecteurs. Tous ceux à qui je m’adresse connaissent le récit sur lequel je donne mon sentiment ; je n’ai donc à exprimer que ma pensée, sans m’arrêter à caractériser les incidens de cette fable. Or une chose m’a frappé dans ce livre, tour à tour spirituel et vulgaire : c’est la réhabilitation, je pourrais dire l’apothéose de la femme virile. Chacun de nous se rappelle avec bonheur une des créations les plus charmantes de Walter Scott, Diana Vernon ; c’est à coup sûr une des inventions les plus vraies du génie moderne. Diana Vernon, tout en portant parfois la hardiesse jusqu’à la témérité, n’abandonne pourtant jamais la grâce de son sexe. Or, j’ai regret à le dire, l’Eveline de Mont-Revêche laisse bien loin derrière elle Diana Vernon ; elle ne se contente pas de la hardiesse, de la témérité : elle pousse le goût des aventures jusqu’au ridicule, jusqu’à l’extravagance. Avec la meilleure volonté du monde, il est à peu près impossible de s’intéresser à Eveline. Pour se faire aimer, elle imagine de prendre le costume d’un portrait de famille, et de parler à l’homme qu’elle aime sous les traits d’un fantôme. Ce tête-à-tête inattendu a déjà quelque chose de très singulier ; mais comme elle ne croit pas avoir pleinement réussi, comme elle n’est pas sûre d’avoir conquis le cœur qu’elle veut gouverner despotiquement, elle se résout tout simplement à risquer ses membres pour terminer l’aventure : elle brise les vitraux d’une chapelle pour arriver jusqu’à son bien-aimé. Ici se place naturellement une observation que tous les lecteurs ont déjà devinée. Si la faiblesse et la pusillanimité sont pour l’homme une honte que personne ne songe à contester, la virilité chez les femmes n’est pas moins condamnable : c’est tout simplement le renversement des rôles légitimes.

Eveline sautant par une fenêtre et se foulant le pied est, à mon avis, une des plus tristes inventions qui se puissent imaginer, et j’ajouterai que c’est un ressort répudié par la raison ; car le talent, si élevé qu’il soit, ne saurait changer la nature des choses, et tous les hommes qui ont franchi la limite de la jeunesse savent très bien que la femme est faite pour la défense, et qu’elle perd la moitié de ses charmes lorsqu’elle oublie son rôle naturel. Eveline, fût-elle cent fois plus belle, fût-elle pourvue de tous les dons qui excitent l’admiration et la sympathie, compromet tous ses droits à l’affection de l’homme qu’elle aime ; car toute sa conduite est là pour prouver qu’elle n’a besoin d’aucune protection, et, je le demande, que signifie une femme qui se protège, ou qui du moins croit se protéger elle-même ? Une femme qui escalade une muraille, qui s’habille en homme pour rendre son escalade plus facile, n’est tout au plus qu’un personnage