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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/1143

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une tête de dragon, dont la gueule béante, hérissée de crocs terribles, était peinte en rouge pour figurer le feu vengeur. C’était par cette gueule, au-dessus de laquelle brillaient de gros yeux éclairés par des lanternes, qu’on voyait sortir les diables ; c’était par là que ces diables précipitaient à coups de fourches les damnés dans la vallée de douleur : enfin c’était par là que le Christ ressuscité appelait et tirait du fond des limbes les justes, qui, soumis à une expiation passagère, attendaient sa venue pour monter au ciel.

Comme ces vastes poèmes dramatiques du moyen âge, qui, embrassant la création tout entière, commençaient dans le ciel et finissaient dans l’enfer, les légendes ne s’arrêtaient pas aux limites étroites du monde et de la vie. Après avoir raconté les victoires remportées par les saints sur le monstre de l’idolâtrie, elles nous transportent tout à coup dans les sombres régions de la mort, et par une évocation nouvelle, elles nous montrent les animaux, nés de la terreur et du rêve, devenus dans le monde invisible les bourreaux des méchans.

C’était au moyen âge une croyance universelle que de la décomposition du corps des réprouvés s’engendraient non pas seulement des vers, mais une foule de bêtes malfaisantes, des scorpions, des crapauds, des serpens, qui vivaient dans les cercueils pour ronger les cadavres ; ces cadavres conservaient la faculté de sentir et de souffrir, et ils renaissaient sans cesse sous les morsures éternelles qui les déchiraient, comme le foie de Prométhée sous le bec du vautour. Les damnés subissaient ainsi, dans leur âme et dans leur corps, un double supplice. On disait que Charles Martel, malgré le service qu’il avait rendu à la chrétienté en arrêtant les invasions des Sarrasins, n’avait pu échapper à la colère céleste à cause de ses impiétés et du tort qu’il avait fait aux églises, et qu’il était rongé au fond de son tombeau par un serpent monstrueux. Au XIIIe siècle, on racontait aussi, comme un exemple terrible des peines qui attendaient après la mort les blasphémateurs et les menteurs, qu’un bourgeois, Raoul de Crespi, ayant fait déterrer son père, vit avec terreur un reptile qui lui mangeait la langue. Tandis que l’âme des hommes vertueux quittait leur corps sous la forme d’une colombe blanche, l’âme des méchans, au contraire, se montrait sous la figure d’un animal hideux qu’on retrouvait souvent après de longs siècles au fond de leur tombe, repu et engraissé de leurs débris.

Interprète fidèle des croyances de son temps, Dante s’empara de ces traditions vengeresses, et mêlant dans sa poésie splendide, comme elles étaient mêlées dans la science du moyen âge, les fables antiques et les légendes populaires, il peupla la vallée de douleur des monstres du Tartare païen et des monstres des Bestiaires. Cerbère,