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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/20

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lui offre des personnages taillés sur un modèle imaginaire, elle s’étonne à bon droit. Étrangère à toutes les poétiques, sans tenir compte du costume ou de la décoration, dès qu’elle ne retrouve pas dans les acteurs les sentimens qui lui sont familiers, elle condamne la pièce récitée devant elle.

La comédie jouit aujourd’hui d’une plus grande faveur que le drame et la tragédie; c’est maintenant la forme la plus populaire de la poésie dramatique. L’Honneur et l’Argent, Philiberte, sont des ouvrages dont le succès éclatant doit être pris en considération, car il serait difficile d’admettre que le public tout entier se fût trompé en applaudissant MM. Ponsard et Augier. Il y a dans chacune de ces comédies plus d’une page très digne d’éloges. Malheureusement l’œuvre de M. Ponsard n’est pas vivante, et l’œuvre de M. Augier appartient plutôt à la fantaisie qu’à la réalité. A proprement parler, je ne vois dans l’Honneur et l’Argent qu’une argumentation dialoguée. Plus d’une fois, je le reconnais volontiers, l’auteur s’est élevé jusqu’à des mouvemens d’une véritable éloquence; il a trouvé, pour flétrir la corruption, la bassesse, la lâcheté, des accens d’une poignante vérité, et l’auditoire a eu raison de battre des mains; mais il n’en est pas moins vrai que George et Rodolphe sont deux argumens et non deux personnages. Aussitôt que la crédulité, qui s’appelle George, et la raison, qui s’appelle Rodolphe, ont expliqué le caractère qui leur appartient, le spectateur devine sans peine toute la fable qui va se dérouler sous ses yeux, ou plutôt il devine toutes les idées, tous les sentimens qui vont se produire dans une langue tantôt enrichie d’images très vraies, tantôt terne et décolorée. Le premier acte est plutôt un programme qu’une exposition, tant est pauvre la part laissée à l’incertitude, à la curiosité. Laure et Lucile ne sont guère plus animées que George et Rodolphe. Lucile, qui parle souvent à sa sœur comme Dorine à Marianne, ne réussit pourtant pas à prendre les proportions d’un personnage. M. Mercier, le père des deux jeunes filles, est d’une banalité qui ne soutient pas la discussion. Depuis trente ans, ce type de bourgeois naïvement égoïste a défrayé tous les théâtres de boulevards. Quant aux créanciers numérotés que l’auteur n’a pas même pris la peine de baptiser, ils paraissent et disparaissent à point nommé pour les besoins de la thèse, et si quelque chose m’étonne, c’est que le poète n’ait pas terminé sa comédie comme Planude termine ses fables. Je m’attendais à voir Rodolphe venir au dénoûment nous dire : « Cette comédie prouve qu’il faut toujours préférer l’honneur à l’argent. » Je n’ai pas à relever les hyperboles entassées par une amitié trop complaisante. Chacun sait aujourd’hui que M. Ponsard, tout en imitant parfois avec bonheur la période poétique de Molière, n’a pas fait une comédie, mais un plaidoyer. Or Tartufe et le Misanthrope,