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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/227

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mène à terre, et particulièrement à la vie de château. Seulement on ne peut pas faire de promenade ; mais le château se promène et nous promène sur cette plaine immense dont l’aspect ne me lasse point, car j’y trouve une variété infinie d’aspects, grâce aux perpétuels changemens de la lumière, du ciel et de l’océan. Ce qu’on a le moins, c’est le sentiment de l’immensité. L’horizon circulaire paraît très rapproché. Il semble qu’on est porté sur un plateau de verre bleu sur les bords duquel poserait un couvercle bleu. Le matin, je quitte de bonne heure ma cabine pour voir lever le soleil. Je jouis de la fraîcheur de ces premières heures du jour jusqu’au déjeuner. Après le déjeuner, je travaille jusque vers trois heures, puis je monte sur le pont et commence les visites du matin. Ces visites sont un tour d’Europe et même un tour du monde, car il y a à bord des voyageurs de toutes les nations : des Français, des Allemands, des Anglais, des Espagnols, des Mexicains et des Chiliens. Un grand nombre de ces voyageurs ont parcouru diverses contrées que leurs récits me font connaître. Puis vient le dîner. Le soir, représentation d’un spectacle toujours le même et nouveau : coucher de soleil et clair de lune. Les femmes sont assises à une extrémité du pont : c’est le salon de conversation. A côté est la salle de concert. Les Allemands chantent en chœur avec cet ensemble et ce sentiment de l’harmonie qui est le privilège de leur nation. Au concert succède le bal. Deux belles Chiliennes apparaissent vers neuf heures, viennent danser la polka, et puis disparaissent jusqu’au lendemain soir. Pendant ce temps, on se promène de long en large sur le pont, exactement comme sur le boulevard des Italiens. Peu à peu les promeneurs se retirent, chacun rentre chez soi. Quelques-uns descendent pour jouer; moi qui ne joue point, je demeure en possession du pont seul ou avec un compagnon de voyage. En général, je reste le dernier en tête-à-tête avec la lune. J’ai de la peine à finir ces belles journées que je ne trouve pas trop longues. J’aime l’uniformité, le repos de ce genre d’existence succédant à la diversité et la fatigue de la vie de voyageur, et chaque soir, après un jour ainsi passé, je me dis que je suis à soixante-dix lieues plus près de la France, car nous ne faisons communément guère plus de trois lieues à l’heure comme une médiocre diligence. Quand le vent est favorable, on déploie les voiles et on ménage le charbon. Si ce bâtiment anglais marchait comme le bâtiment américain qui m’a amené d’Europe à New-York, la durée de la traversée serait diminuée d’un tiers. Il a aussi un inconvénient : c’est d’appartenir à une compagnie qui, sur la ligne que nous suivons, a perdu six bateaux en huit années. Deux ont péri sur les mêmes écueils. Enfin il est très inférieur quant au comfortable et surtout à la nourriture. Nous n’avons point de conserves