Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/286

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rompu le charme qui tenait sa fille chérie depuis si longtemps enchaînée. — Mais saint homme, ajouta-t-elle, achève ton ouvrage; ôte-lui qu’cœur ce désir insensé; regarde-la, si frêle et si faible, et dis si elle pourrait affronter de telles fatigues.

— Lève-toi, femme, dit mon père impatienté; lève-toi, et retiens ta langue. Et toi, ma fille, calme-toi ; essuie tes larmes, demande à Dieu de t’éclairer. La nuit va venir. Ne prenons aucune résolution avant le lever du soleil.

Je pleurais toujours, mais c’étaient de douces larmes qui coulaient silencieusement et rafraîchissaient mes paupières brûlantes. Pendant la soirée, j’accablai le moine de questions sur Jérusalem. Avant de nous quitter, le père Grégoire me donna sa bénédiction, et il me rappela sévèrement le commandement de Dieu qui ordonne l’obéissance aux volontés des parens. Je baissai la tête sans répondre et rentrai dans ma chambre. Au lieu de mes angoisses ordinaires, j’y trouvai enfin un sommeil paisible, et des songes radieux me retracèrent les plus heureuses scènes de mon enfance. Que la matinée du lendemain me parut belle, quand les premiers rayons du soleil me réveillèrent! J’allai m’asseoir à ma fenêtre, pour contempler dans une muette admiration le spectacle que mes yeux fascinés par la maladie avaient dédaigné si longtemps. Le soleil dans son lever majestueux, les hirondelles dans leur vol rapide, les nuages blancs dans leur fuite à travers l’immense azur, tout me parlait du pèlerinage que je brûlais d’accomplir : c’étaient autant de guides, de conducteurs, de messagers qui me répétaient un seul mot : Jérusalem.

Pour célébrer cette première journée de renaissance, j’avais donné plus de soin à ma toilette : mon plus beau ruban retenait mes tresses blondes; un sarafane[1] rouge, une chemise artistement brodée, me donnaient l’air d’une jeune fille parée pour les fiançailles. Je descendis pour rejoindre mon père, qui m’attendait assis sur le banc devant la maison. Ma mère avait les yeux rouges de larmes. Elle vint à ma rencontre, et me prenant par la main : — Vois, Alexiewich, dit- elle, regarde ta fille, et donne-lui ta bénédiction. Il y a longtemps que tu ne l’as vue ainsi, pareille à une belle rose blanche qui s’épanouit à l’aurore. Embrasse-la, maître, et bénis-la avant de la mener à l’église.

— Je l’embrasse et je la bénis, répondit mon père. Dieu a fait un grand miracle en sa faveur. Qu’il daigne l’achever en la rendant digne de ses miséricordes !

La voix de mon père était altérée : mon cœur se serra. Je compris

  1. Veste sans manches, de couleur bleue ou rouge, et qui laisse voir une chemise dont les manches descendent jusqu’au coude.