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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/438

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fréquentes dans les cours despotiques, le vieux lion du Caucase vit encore, et depuis vingt-sept ans qu’il a quitté le théâtre de sa gloire, il a pu suivre d’un œil attristé bien des fautes commises et bien des tentatives mal conçues. Ses deux successeurs immédiats ont été le comte Paskewitch et bientôt après le baron de Rosen. Le comte Paskewitch ne fit que passer dans le Caucase, et, s’il faut en croire des hommes bien informés, il est fort heureux pour sa gloire militaire qu’il n’ait pas eu le temps de faire les expéditions qu’il projetait. Son système, conçu avec une présomption inouïe et sans le moindre souci des conditions d’une telle guerre, l’eût exposé à d’infaillibles échecs. Quand le baron Rosen prit le commandement, tout le Daghestan était soulevé. Un successeur de Scheick-Mansour, un ardent prédicateur de la guerre sainte (son nom était Khasi-Mollah ou Khasi-Mohammed) venait de réunir une armée de Lesghes et de Tchétchens à la tête de laquelle il ravageait tout le pays russe.

Il faut se donner ici le spectacle des ressources que contient encore l’islamisme, surtout chez ces nations traquées de toutes parts, dont la destinée est de lutter sans relâche ou de périr. Ce n’est pas seulement un fanatisme grossier qui inspire les tribus du Daghestan; il y a chez ces barbares des écoles théologiques dont l’audace et la subtilité tiennent du prodige. Le sentiment national et le sentiment religieux unis dans une âme solitaire doivent produire sans peine une sorte d’exaltation mystique; depuis une trentaine d’années, il y a des mystiques de ce genre-là chez les Lesghes et les Tchétchens. Les doctrines des philosophes et des théologiens musulmans n’étaient pas inconnues aux ulémas du Caucase; le sufisme particulièrement, cette théorie de l’extase au moyen de laquelle certains sages arabes prétendaient entrer en communication avec Dieu, le sufisme avait pénétré çà et là dans ces contrées belliqueuses, et y était venu en aide aux ardeurs du patriotisme. A force de se plonger dans ces enivrantes rêveries, les ulémas du Daghestan en ont formé tout un système, espèce de religion nouvelle ou plutôt perfectionnement naturel de l’islamisme, forme supérieure de la loi de Mahomet, qui met d’accord les vieilles sectes d’Omar et d’Ali en les faisant disparaître toutes deux, et qui est aujourd’hui la base de l’état constitué par Shamyl.

Le premier qui ait formulé dans le Caucase la théorie musulmane de l’extase était un certain Hadis-Ismaïl, qui, vers 1823, révéla ses secrets à Mollah-Mohammed, lequel les transmit à ce Khasi-Mollah dont nous parlions tout à l’heure, et lui mit aux mains le glaive embrasé d’Allah. D’après l’enseignement d’Hadis-Ismaïl, les anciennes interprétations du Koran n’avaient plus de sens; Khasi-Mollah était lui-même la loi et la parole d’en haut; il conversait avec Dieu, et les