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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/451

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permis d’en douter. Le cercle impitoyable que le prince Woronzoff trace autour de la Tchétchenia ne dépassera pas certaines limites, et Shamyl est protégé par des forteresses naturelles qui longtemps encore abriteront ses enfans. Il lui arrivera plus d’une fois de rompre les lignes russes, de détruire des forts, de recruter violemment des soldats chez les tribus soumises, comme il l’a fait au mois de juin 1850 malgré le général Dolgoroucki. Je crois même que, dans cette situation nouvelle, les annales du Daghestan auront plus de journées victorieuses à enregistrer; le territoire du prophète, moins étendu désormais, est à l’abri d’une surprise, et Shamyl est le maître de choisir l’heure et le lieu pour frapper. Ce qui paraît certain, c’est qu’il doit renoncer à la grande guerre, dont le rêve a été l’espoir et l’inspiration de toute sa vie. Prêtre visionnaire, prophète enthousiaste, législateur et guerrier, il semblait appelé par ses facultés puissantes à devenir le souverain du Caucase. C’était à lui de renouveler en l’agrandissant le rôle de Scheick-Mansour, et de faire régner une seule foi, un seul amour, tine seule haine, des bords de la Mer-Noire jusqu’à la mer Caspienne. Une telle espérance ne lui est plus permise. Les bruits de guerre qui des rives du Bosphore retentissent aujourd’hui jusqu’à son camp ont-ils rendu ses chances meilleures ? Ils ont du moins donné un nouvel élan à son audace. Il y a quelques mois à peine, Shamyl a fait essuyer aux Russes une des plus sanglantes défaites qu’ils aient subies depuis le commencement de la lutte : il leur a enlevé un matériel d’artillerie considérable et a reconquis, — je tiens ce fait d’un officier de l’armée du Caucase, — environ huit lieues de terrain. Si les Turcs portent vigoureusement la guerre en Géorgie, on ne peut nier que les Tchétchens n’aient un rôle important à remplir. Ce ne sera toutefois qu’un rôle de détail, et à moins qu’on n’en vienne aux dernières extrémités, les audacieux projets de Shamyl ne se réaliseront pas. La mission qui lui reste est assez belle : héroïque représentant d’une nation destinée à périr, il lui a donné de telles ressources, qu’elle peut encore vivre de longs jours. Gardien des portes de l’Asie, il arrête l’ambition moscovite, et tient en échec avec une poignée de braves l’empire immense qui prétend faire trembler l’Europe.

Il est difficile d’étudier ces guerres du Caucase sans être agité de mille sentimens contraires. Si l’on se place au point de vue de la vérité abstraite, on est bien obligé de désirer le triomphe de la Russie, ou tout au moins de le prévoir comme une chose qui satisfait la pensée. N’est-ce pas la Russie qui représente la lutte de la civilisation contre la barbarie, la lutte du christianisme contre la religion de Mahomet ? Quelque intérêt qui s’attache à des héros comme Shamyl et ses compagnons d’armes, l’inflexible loi de l’histoire nous montre ici des races condamnées à disparaître au sein d’une race supérieure.