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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/453

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contrées du Don ne se lassent pas de leur enseigner la manœuvre, et ils ont établi pour cela des stations jusqu’aux frontières de la Chine. Là, de tous côtés, on travaille depuis dix ans à dresser des cavaliers et à former des escadrons. Ce sont, on l’assure, de très pittoresques régimens, et un curieux touriste d’Europe ne perdrait pas sa peine en allant rendre visite à ces centaures velus. Patience pourtant ! Tous ces exercices dans ces plaines d’où venaient les Mongols, c’est peut-être pour donner un jour à l’Occident le spectacle d’une magnifique parade et faire défiler devant l’Europe deux ou trois cent mille de ces bêtes fauves. Ah! comme le vent de Sibérie sifflait ce soir sur la steppe et poussait vers l’Occident de noirs escadrons de nuages ! Un instant je crus voir, au milieu des ombres du crépuscule, ces barbares que l’Asie précipitera encore sur l’Europe énervée. Je crus entendre les Mongols enrégimentés pousser leur cri d’autrefois, l’épouvantable halla de Gengis-Khan, lorsqu’il partait pour ravager le monde à la tête des démons de la steppe. Il me semblait aussi que les tombeaux mongols s’ouvraient et que les spectres des ancêtres, se dressant du fond de leurs fosses, faisaient des saluts d’encouragement à leurs arrière-neveux. Effrayé de ces fantômes qu’évoquait mon esprit, j’abrégeai ma promenade, et je revins sous le toit de mon Cosaque. La tempête ne sifflait plus, je n’entendais plus la mélodie cosaque et mongole de hourras et de hallas; seulement le vent murmurait comme un avertissement lugubre, et me remettait en mémoire ces expressives paroles d’un écrivain slave, que je prie le lecteur de lire deux fois : — Nous autres Slaves, nous devons un sérieux avis à nos frères d’Occident. L’Occident oublie trop les contrées septentrionales de l’Europe et de l’Asie, ce berceau des peuples nés pour le carnage et pour la destruction. Qu’on ne croie pas que ces peuples aient disparu de la terre. Ils sont toujours là, comme une nuée chargée d’orages, n’attendant qu’un signe du ciel pour se ruer sur l’Europe. Non, ne croyez pas que l’esprit d’un Attila, d’un Gengis-Khan, d’un Tamerlan, d’un Suwarow, de tous ces terribles fléaux du genre humain, soit mort dans ces contrées. Ces contrées, ces hommes, et l’esprit qui les poussait, tout cela existe encore, tout cela existe pour tenir en éveil la civilisation chrétienne, pour l’avertir qu’il n’est pas encore temps de changer le fer des épées en socs de charrue et les casernes en hospices. »


Cette page, écrite en 1848 par un homme qui ne nourrit aucun sentiment de haine contre la Russie et qui ne pouvait prévoir la crise actuelle; cette page, qui éclate comme un cri d’effroi involontaire au milieu des savantes recherches d’un esprit sans passion, méritait d’être citée tout entière. Si les faits qu’elle contient sont exacts, il est bon que ce renseignement soit connu. Je l’ai citée surtout parce qu’elle indique très vivement un des aspects de la puissance russe. La Russie sait quel est l’immense prestige de l’inconnu, et elle est habile à s’envelopper de ténèbres. Le mystère, voilà un des secrets de sa force. Où en est sa fortune ? Quel est l’état de ses finances ? Quelle est l’importance de son armée ? Personne ne le sait d’une façon précise, et tout cela est adroitement calculé pour laisser s’accroître à la faveur de l’ombre l’idée d’une puissance extraordinaire. Les