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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/456

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ingrate et malfaisante jusqu’à ce qu’elle ait été domptée. L’ennemi qui doit venir, il ne le connaît même pas, sinon lorsque déjà il en a reçu le coup. Sera-ce la maladie, la sécheresse, les intempéries, les sauterelles, les bêtes féroces, l’épizootie ou la misère, toujours plus hâtive que la récolte ? Derrière le soldat, il y a le gouvernement tout entier qui veille à ce que rien ne lui manque, soit en santé, soit en maladie. Derrière le colon, il n’y a personne. Si des crises extraordinaires ont obligé la colonie tout entière à se tourner vers l’administration comme vers une seconde providence, et l’administration à sortir de sa nature pour se faire nourrice de peuples, les peuples ont accusé leur nourrice de leur donner du pain quand ils avaient soif, de l’eau quand ils avaient faim, — et il n’en pouvait guère être autrement. Une administration n’a pas pour mission d’être la providence individuelle des familles, elle n’est pourvue de rien de ce qu’il faudrait pour cela, et avec toute la bonne volonté du monde, ce qu’elle s’efforcera de faire en ce sens laissera toujours beaucoup à désirer. En Algérie, pendant un temps, les colons en étaient venus à la compter au nombre de leurs fléaux, et peut-être la mettaient-ils au premier rang. Ces plaintes, poussées par des hommes aigris, attestaient en même temps de vives souffrances chez ceux qui les formulaient de cette manière — et l’impuissance naturelle de l’administration, bien plus que son incurie ou son mauvais vouloir. Absorbée par nécessité dans un rôle qui n’était pas le sien, celui de donner aux colons ce qu’elle ne leur devait pas, elle le leur donnait mal d’abord, et ensuite elle leur donnait plus mal encore ce qu’elle leur devait.

Le maréchal Bugeaud n’était cependant pas suspect d’indifférence pour la colonisation : elle était fille de sa pensée et de sa ferme volonté; elle se liait nécessairement dans son esprit à son plan de conquête, autre idée que nul autre avant lui n’avait osé concevoir ou su faire prévaloir. Cette idée au reste ne lui vint pas à lui-même de premier jet, ou du moins il fit plier une fois ses idées devant ses instructions, car ce fut lui qui, en attachant son nom au traité de la Tafna, accepta la mission de fonder l’empire d’Abd-el-Kader. C’était nous résigner à faire en Algérie la même figure qu’y avaient faite et que font encore au Maroc les Espagnols, éternellement bloqués dans leurs trois places de Ceuta, Melilla et Alhucemas. Hommes d’état et guerrier se fermaient les yeux, sans doute pour ne pas voir cette vérité plus évidente que le jour, et l’illusion dura peu. Une fois rappelé sur ce théâtre par la guerre qu’y avaient rallumée ceux-là même qui avaient le plus d’intérêt à la paix, le général Bugeaud n’y voulut reparaître qu’avec ses idées propres, qui étaient aussi des idées justes.

Il les avait naturellement justes et grandes quand ses préjugés ou ses passions leur laissaient le champ libre. Rien n’égalait la vivacité perçante de son coup d’œil, la netteté de son jugement, l’ingénieuse et originale lucidité de sa parole. Il savait beaucoup sans peut-être avoir beaucoup lu, mais il avait fait un choix excellent et il avait bien lu, avec l’œil d’un maître. Nulle matière ne lui était d’ailleurs absolument étrangère; il savait son temps comme il savait l’antiquité. Seulement cette dernière avait formé son esprit, l’autre ne l’avait que distrait. Aussi curieux que son compatriote Montaigne, il n’avait point passé devant les bruyantes écoles qui se sont tant multipliées et culbutées de nos jours, sans y jeter son regard par la fenêtre ou sans écouter