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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/544

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il aima les lettres ; il les aima jusqu’à la passion, jusqu’au ridicule. « Cet homme, disait de lui Voltaire dans un moment d’humeur, c’est César et l’abbé Cotin. » Mais cette passion obstinée et malheureuse pour les vers est précisément ce qui démontre sa sincérité. Cependant était-il d’une entière bonne foi quand il écrivait plus tard, en parlant de lui-même : « Je pense qu’en pesant les voix, les travaux du philosophe seront jugés supérieurs à ceux du militaire ; » quand il disait à d’Alembert : « Je donnerais toutes mes victoires pour avoir fait Athalie ? « Vraiment on serait tenté de le croire. Toujours est-il que des complimens sur ses écrits pouvaient le toucher beaucoup plus que l’admiration méritée par sa conduite politique et militaire. L’homme d’ailleurs est ainsi fait : a-t-il une supériorité constatée et reconnue ; tranquille de ce côté, il se désintéresse des éloges dont il est sûr ; sa vanité se déplace et se porte tout entière sur des prétentions moins justifiées et souvent assez puériles. Le prince de Ligne, dans le piquant récit qu’il nous a laissé de ses visites chez Rousseau et chez Voltaire, nous raconte que l’auteur de l’Emile paraissait surtout très fier de la propreté avec laquelle il copiait de la musique ; quant à Voltaire, c’était son château de Ferney, c’était son jardin qu’il prétendait faire admirer : « C’est moi qui ai donné tous ces dessins, disait-il. Mon jardinier n’est qu’une bête ; c’est moi qui ai tout fait ! » Il était plus modeste quand il parlait de ses écrits.

Comme homme de lettres, Frédéric se montre fort chatouilleux et fort sensible à la critique. Diderot fait dans l’Encyclopédie un article où, après avoir versé à Frédéric auteur ce boisseau d’éloges dont par le Bayle, il a l’imprudence de mêler un grain de critique : «Ses poésies sont pleines d’idées, de chaleur, de vérités grandes et fortes. J’ose assurer que, si le monarque qui les écrivait à plus de trois cents lieues de la France s’était promené un an ou deux dans le faubourg Saint-Honoré ou dans le faubourg Saint-Germain, il serait un des premiers poètes de notre nation. Il ne fallait que le souffle le plus léger d’un homme de goût pour en chasser quelques grains de la poussière des sables de Brandebourg… Il n’a manqué à cette flûte admirable qu’une embouchure un peu plus nette. » — « De quel œil, dit M. Bartholmèss, Frédéric devait-il lire ces justes réflexions ? Il les prit si mal, qu’il n’ouvrit plus aucun des volumes suivans de l’Encyclopédie, » et dans sa correspondance avec d’Alembert, toutes les fois que celui-ci lui parle avec éloge de son ami, le roi riposte par des épigrammes[1]. Il avait ses grammairiens, auxquels il

  1. Diderot ayant négligé, en revenant de Saint-Pétersbourg, d’aller rendre visite au roi de Prusse : « pour l’invisible Diderot, écrit Frédéric à d’Alembert, je ne sais que vous en dire ; il est comme ces anges célestes dont on parle toujours et qu’on ne voit