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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/620

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nombre de personnes appartenant à plus de nations différentes ; il se plaisait à accueillir les étrangers de distinction, comme ceux de condition plus modeste, qui témoignaient le désir de s’adresser à lui.

Dans le nombre des anecdotes, touchantes ou curieuses, qui donnent un vif intérêt au livre de M. A. Manavit, nous en choisirons deux ou trois, qui suffiront pour mettre en relief le talent du cardinal polyglotte.

Un jour, Grégoire XVI voulut se donner le plaisir d’une de ces conversations improvisées en divers idiomes, véritable assaut de linguistique que soutenait quelquefois Mezzofanti, et où il restait toujours vainqueur. Dans les allées tortueuses des jardins du Vatican et derrière des massifs de verdure, il fit cacher un certain nombre d’élèves de la Propagande. À l’heure de sa promenade habituelle, il amena avec lui Mezzofanti. Tout à coup, à un signal convenu, ces jeunes gens viennent en foule fléchir le genou devant le chef de l’église, et se relevant aussitôt, ils s’adressent à la fois, chacun dans sa propre langue, à Mezzofanti avec une telle abondance de paroles et une telle volubilité, que dans ce conflit de langages si dissemblables il paraissait impossible de rien discerner. Le polyglotte lutta d’habileté et de promptitude avec ses interlocuteurs ; il répondit aussitôt à chacun d’eux avec élégance en autant de dialectes différens. Il laissa le pape dans l’étonnement et l’admiration d’une mémoire si vaste, si prompte, si sûre, et que la surprise la plus inattendue ne pouvait mettre en défaut.

Le second trait que nous ayons à reproduire ici est celui qui est relatif à la visite de l’empereur Nicolas dans la capitale du monde chrétien. Le monarque revenait de Naples, où la douceur du climat avait attiré l’impératrice malade. C’était dans les premiers jours de décembre 1845. On se préoccupait de l’entrevue du pape avec le tsar ; on ne savait quel serait, des deux ou trois cardinaux sur lesquels se portait l’opinion publique, celui qui assisterait à cette entrevue solennelle et servirait d’interprète au souverain pontife. Grégoire XVI désigna le cardinal Acton par un choix dans lequel on crut entrevoir une sorte d’intention politique. L’empereur, qui occupait avec sa suite le palais Justiniani, visitait les monumens et les merveilles de Rome ; le cardina Mezzofanti en était une des plus rares. L’autocrate voulait le voir et converser avec lui. M. de Boutenieff l’invita par une lettre à venir présenter ses devoirs à l’empereur. Nicolas recourut encore à une démarche qui avait quelque chose de plus direct et de plus délicat. L’aide de camp de service auprès de sa personne écrivit au nom de son maître au cardinal. L’éminence se rendit auprès du puissant monarque, qui lui fit l’accueil le plus distingué et le plus bienveillant. L’entrevue fut assez longue : le tsar lui parla russe et polonais, et il avoua que le cardinal s’exprimait en russe avec autant de facilité qu’aucun de ses sujets ; mais celui-ci ne pouvait rendre le même témoignage à l’empereur quant au polonais. Il disait que le tsar, malgré la grande habitude qu’il avait de cette langue, se trahissait dans quelques mots, et qu’il l’avait entendu parler par d’autres avec plus de perfection.

Le cardinal connaissait tous les dialectes en usage dans le sud-ouest de la France, ainsi que la plupart des patois de nos départemens. Les ecclésiastiques de la Basse-Bretagne conversaient avec lui en bas-breton. « Un jour, dit l’auteur des Trois Romes, ce cardinal demandait à un de nos amis de quelle province de France il était ? — De la Bourgogne, répondit-il. — Ah !