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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/69

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vanté de faire de lui un hérétique sans le savoir, et la découverte de cette sorte de perfidie jeta Pope dans la plus grande indignation. Ce qui est plus certain, c’est qu’une controverse publique s’éleva et qu’elle effraya le poète, qui avait cru garder les ménagemens nécessaires. Warburton, qui étudiait pour être évêque, lut Crouzas, et prit la défense de l’Essai, et Pope reconnaissant lui écrivit en 1739 : « Votre système est le même que le mien, mais illuminé par un rayon qui vient de vous. Ainsi l’on dit que notre corps naturel reste le même encore, lorsqu’il est glorifié. » Warburton a raconté qu’il fit sentir à Pope quelle différence le séparait de Bolingbroke, et que leur commun principe : tout est pour le mieux, servait à défendre, chez l’un, la Providence contre les athées, chez l’autre, la nature contre les théologiens. Bolingbroke en voulut à Pope d’avoir accepté un tel défenseur, et vit dans ce recours au patronage de celui qu’il appelait un pédant dogmatique une défection ou du moins une faiblesse. S’il en résulta quelque refroidissement entre eux, la liaison ne fut pas rompue, et si Pope eut quelque regret d’avoir été compromis, il ne put s’en prendre à la philosophie de son ami. Il ne devait pas s’être mépris sur la portée des principes soutenus dans son ouvrage, et pour qu’il s’en repentît, il lui aurait fallu moins de pénétration et plus de scrupule que n’en suppose sa vie entière. Bolingbroke ne faisait nul mystère de ses opinions. Dans sa correspondance avec Swift, il dit que c’est à son instigation que Pope a commencé le noble ouvrage. Il en analyse la doctrine et le plan, sans en dissimuler les conséquences; il oppose le point de vue où le poète et lui se sont placés aux idées des théologiens sur les dispensations de la Providence en ce monde. Comment donc aurait-il caché à Pope ce qu’il discutait avec Swift? Le poète ne l’appelle-t-il pas son guide, son philosophe et son ami? Ne l’exhorte-t-il pas à s’expliquer à son tour? Et cette exhortation était sérieuse. On voit dans ses lettres qu’ils travaillaient tous deux de concert sur les mêmes questions. Il place par avance Bolingbroke à côté de Locke et de Malebranche; il annonce l’espérance de le voir rendre par un seul volume tous les volumes inutiles; il craint seulement de ne pas vivre assez pour lire ce grand ouvrage. Enfin le principal monument de philosophie que Bolingbroke ait laissé est une série d’es- sais non terminés qui sont adressés à Pope, et dans lesquels la liberté de penser se montre sans voile. L’introduction suffit à elle seule pour prouver que l’un n’avait pas pour l’autre de secret métaphysique. « Puisque vous avez commencé à ma demande l’ouvrage que j’ai désiré longtemps vous voir entreprendre, il n’est que trop raisonnable que je me soumette à la tâche que vous m’avez imposée... Vous serez plus en sûreté que moi dans les généralités de la poésie, et je connais assez votre prudence pour m’assurer que vous vous y abriterez contre toute accusation directe d’hétérodoxie. » Ces mots nous donnent la