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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/698

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dans les boudoirs de la haute galanterie. Il aimait, disait-il, à lancer les jeunes gens auxquels il reconnaissait cette médiocrité souple et féconde qui produit vite et travaille sur commande. Ce mauvais lieu artistique avait des allures de mont-de-piété. Les jours où la nécessité marchait sur leurs talons, les artistes venaient y consigner des tableaux, contre lesquels ils recevaient une misérable avance. Si la somme n’était pas restituée au bout d’un certain temps, toujours très limité, la consignation demeurait la propriété du marchand, et c’était ce qui arrivait le plus souvent. Il ouvrait en outre des crédits pour des fournitures qui pouvaient être remboursées en œuvres d’art, et par ce moyen, chaque année, il devenait possesseur d’un grand nombre de tableaux destinés à l’exposition, avant même qu’ils eussent quitté le chevalet. C’était de l’usure déguisée en protection. Néanmoins, bien que tous ces pièges fussent connus, il ne manquait pas de gens qui venaient s’y livrer volontairement, et qui croyaient encore lui devoir de la reconnaissance.

Ce personnage était en train de faire une belle fortune ; aussi tranchait-il de l’important : il prenait des attitudes de Mécène, faisait ses affaires en voiture, et ne marchait jamais sans avoir sur lui le filet d’or avec lequel on pêche les bonnes occasions. Quand il entrait dans un atelier, les tableaux tremblaient à la muraille, comme les meubles qui devinent l’approche de l’huissier. — Je prends vos tableaux, dit-il à Francis ; c’est peut-être une affaire chanceuse. Vous n’êtes pas connu, mais vous avez une certaine manière extravagante qui me décide à traiter. Si on vous achète, je croirai que votre peinture est bonne, et je vous donnerai du talent. Voilà vingt-cinq louis. C’est une folie, mais je suis téméraire. Achetez-vous des habits pour venir me voir, — je tiens à ce que mes artistes soient bien mis, — et procurez-vous un fauteuil, que je puisse au moins m’asseoir quand je viendrai chez vous. Travaillez. Si vous vous mettez au goût du jour, je vous avancerai de l’argent sur des toiles blanches, et je vous les fournirai par-dessus le marché.

Le marchand prit les deux tableaux sous son bras, tira de sa poche la somme promise, la jeta sur la table avec son adresse et sortit, laissant Francis ébloui par le rayonnement des vingt-cinq pièces d’or. Les poètes, qui sont ordinairement les courtisans du mensonge, ont répété dans toutes les formes lyriques connues que la plus douce musique humaine était le son des premières paroles de la première femme qu’on a aimée. C’est là plutôt un madrigal qu’une vérité. Pour un artiste, surtout s’il est pauvre, si dans son obscurité patiente il s’est demandé cent fois, découragé en regardant son œuvre : — Toi qui dois me faire vivre, vis-tu toi-même ? ai-je en moi le souffle qui anime les créations de l’art ? et si je le possède, ai-je su te le communiquer ?