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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/710

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assise sur les cendres, une bonne marmite avec une volaille pour faire du bouillon à la grand’mère. Et surtout qu’on remplace ce que je viens de voir tout à l’heure dans ce cabinet par un bon lit, un vrai lit de chrétien. Pauvre femme, ajouta le docteur en se retournant vers maman, comment faisiez-vous pour dormir là-dedans ? — Ah ! monsieur, répondit-elle, j’ai si peu le temps de dormir.- Toute la courageuse existence de notre vaillante mère se révélait dans cette simple parole. Le docteur, qui possède cet esprit de rapide intuition commun aux natures supérieures, comprit le rôle qu’elle jouait auprès de nous. Il la regarda avec une expression d’admiration réelle et nous avec intérêt sans doute, mais son regard divinateur, comme s’il eût pénétré le secret de notre existence, semblait nous dire : Dans cette inquiétude, dans ces témoignages de tendresse, il y a autant d’égoïsme que d’amour réel pour celle qui vous appelle ses enfans.

« Oh ! mon frère, tout le monde nous le jettera donc à la face, cet odieux reproche d’égoïsme ? Quand donc viendra le jour où nous pourrons répondre autrement que par des paroles ? Quand Dieu paiera-t-il par nos mains la récompense de ce dévouement ? Et si ce jour-là venait trop tard ? Si grand’mère mourait avant que nous l’ayons faite heureuse, quels remords ! pourrions-nous les supporter ? Je ne le crois pas. L’argent du docteur, venu si à propos, nous permit d’entourer grand’mère de tous les soins réclamés par son état. Une princesse n’aurait pas été mieux traitée. Grand’maman avait défendu que nos parens fussent instruits de son accident. Elle savait que maman voudrait la venir voir, et redoutait les scènes qui pourraient en résulter avec notre père. La nouvelle a pourtant été connue à la maison. Maman est accourue en faisant son marché et en cachette de notre père. Cela a failli faire une belle histoire. Ils ont manqué de se rencontrer, car le père était venu de son côté pour proposer à bonne-maman de remmener chez nous. Comme c’est triste à dire, mon pauvre frère, ce chez-nous où l’on ne va pas ! Grand’mère était seule quand sa fille est venue. Elles causaient bien tranquillement, lorsque maman a entendu dans l’escalier la voix de son mari, qui demandait à une voisine où était notre porte. Elle s’est sauvée dans le petit grenier. Papa venait proposer à bonne-maman de la faire transporter chez lui. — Je suis bien ici, lui dit-elle, et je ne manque de rien. — Leur commerce va donc, à messieurs mes fils ? a dit notre père. Alors ils devraient bien louer une autre boutique, puisqu’ils l’ont de si bonnes affaires, a-t-il ajouté en faisant allusion au pauvre logis. Avant de se retirer, il a forcé grand’mère à accepter un peu d’argent qu’il glissa sous le traversin. — C’est à la condition que mes gueux de fils n’en auront pas un liard, dit-il. — Quand il fut parti, il y a eu une scène terrible entre nos deux mères. Grand’mère,