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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/731

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ne s’occupent de nous. Malgré notre isolement, nous nous tenons au courant de tout ce qui se produit dans le monde de l’art. Chacun à son tour va aux nouvelles et nous les apporte. On lit les livres nouveaux, et quand une œuvre dramatique amène la foule dans un théâtre, on s’arrange pour que celui d’entre nous que ce succès peut intéresser assiste à une représentation. Ces rares plaisirs, on les perpétue le plus qu’on peut par le souvenir. Nous sommes comme les enfans qui ne sont pas habitués à avoir des joujoux : nous économisons nos joies et nous les faisons durer le plus possible ; quand le son est éteint, on écoute l’écho. Doit-il quelque jour sortir quelqu’un et quelque chose de notre association ? L’avenir le dira. Y aura-t-il jamais parmi nous un grand artiste ? J’en doute. Quand nous faisons respirer nos muses, nous voyons qu’elles ont le souffle court. Nos productions ont le goût du terroir ; jusqu’à présent, elles sont maladives. Aussi ne pensons-nous pas que nous enfanterons de grandes choses, mais nous pourrons en produire de sincères. Malgré les brouillons, les inutiles, les parasites, les saltimbanques et toute la dangereuse engeance qui s’est abattue dans l’art comme des sauterelles sur un champ, la formule définitive de l’art moderne se trouvera quelque jour. En attendant, il y a des gens patiens, utilement laborieux, convaincus autant qu’on peut l’être dans une époque d’incrédulité, vivant à l’écart du tumulte des faiseurs de théories, peu soucieux de triomphes puérils, et résignés humblement à leur rôle modeste. Nous sommes de ces gens-là ; c’est notre mérite, et c’en est un. Voulez-vous le partager avec nous, maintenant que vous savez ce que nous sommes ? acheva Antoine en regardant Francis.

— C’est mon plus cher désir, répondit celui-ci.

— Eh bien ! fit Antoine, j’arrangerai votre réception ; mais réfléchissez encore, car vous voyez par ce que j’ai dit que jusqu’à présent les bénéfices de notre association sont assez négatifs.


V. – LA RECEPTION/

Comme on était arrivé à une heure avancée de la nuit, les deux jeunes gens, qui avaient en causant remonté et descendu au moins dix fois la rue de l’Est dans toute son étendue, se séparèrent enfin, convenant de se revoir prochainement. Dès le lendemain, Francis reçut la visite d’Antoine. — Vous savez la nouvelle ? lui dit celui-ci.

— Quelle nouvelle ?

— Vos tableaux sont vendus.

— Comment le savez-vous ? demanda Francis.

— Parce que je sors précisément de chez la personne qui les a achetés. J’étais là quand on est venu les livrer, ils sont maintenant