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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/889

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de ces anciennes inquiétudes[1] ; mais vous m’avez dit qu’elles n’étaient pas fondées ; je n’y pense plus, vous le savez bien. Est-ce que cela réellement vous ferait plaisir que j’allasse à Genève ? » - Et vous vous êtes permis, lui dit Mme d’Épinay, de m’accuser auprès de M. Diderot ? — Je l’avoue, répondit-il ; je vous en demande pardon. Il vint me voir alors. J’avais le cœur oppressé ; je ne pus résister à l’envie de lui confier ma peine. Le moyen d’avoir de la réserve avec celui qui nous est cher ? — Vous trouvez donc qu’il en coûte moins, monsieur, de soupçonner son amie et de l’accuser sans vraisemblance et sans certitude ? — Si j’avais été sûr, madame, que vous eussiez été coupable, je me serais bien gardé de le dire, j’en aurais été trop humilié, trop malheureux. — Est-ce aussi la raison, monsieur, qui vous a empêché depuis de dissuader M. Diderot ? — Sans doute. Vous n’étiez pas coupable ; je n’en ai pas trouvé l’occasion, et cela devenait indifférent. » Mme d’Épinay, indignée, voulut le chasser de son appartement. Il tomba à ses genoux et lui demanda grâce en l’assurant qu’il allait écrire sur-le-champ à Diderot pour la justifier. « Tout comme il vous plaira, lui dit-elle ; rien de votre part ne peut plus m’affecter. Vous ne vous contentez pas de me faire la plus mortelle injure ; vous me jurez tous les jours que votre vie ne suffira pas pour la réparer, et en même temps vous me peignez aux yeux de notre ami comme une créature abominable ; vous soufflez qu’il garde cette opinion, et vous croyez que tout est dit en lui mandant aujourd’hui que vous vous êtes trompé. — Je connais Diderot, lui répondit-il, et la force qu’ont sur lui les premières impressions. J’attendais que j’eusse quelques preuves pour vous justifier. — Monsieur, reprit-elle, sortez ! votre présence me fait mal. Je suis trop heureuse de partir ; je ne pourrais prendre sur moi de vous revoir. Vous pouvez dire à tous ceux qui vous le demanderont que je n’ai point désiré que vous vinssiez avec moi, parce qu’il ne pouvait jamais nous convenir de voyager ensemble dans l’état où votre santé et la mienne sont réduites. Allez, et que je ne vous revoie pas[2] ! »

Le récit de Mme d’Épinay a sur celui que fait Rousseau dans ses Confessions un avantage incontestable : il explique à merveille pourquoi Rousseau a quitté l’Ermitage. Mme d’Épinay lui ayant défendu de la revoir, il ne pouvait plus rester à l’Ermitage chez elle. Dans le récit des Confessions, au contraire, on ne comprend pas bien pourquoi Rousseau quitte l’Ermitage, sinon qu’il se brouille avec Mme d’Épinay parce qu’elle a voulu l’emmener à Genève. « Si j’eusse été, dit-il, dans mon état naturel après la proposition et le refus de ce voyage de Genève,

  1. La lettre anonyme qu’il avait accusé Mme d’Épinay d’avoir écrite à Saint-Lambert.
  2. Mémoires de Mme d’Épinay, t. III, p. 141-145-146.