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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 4.djvu/982

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à coup sûr plusieurs livrets rangés dans le dernier compartiment du vaisselier.

— Dieu me damne ! qu’est-ce encore que cela ? demanda-t-il en les montrant du doigt.

— Ah ! j’oubliais ! dit Marthe, qui courut prendre les livrets. On vient d’apporter les comptes de la fruiterie pour qu’ils soient réglés par mon parrain ; on les viendra reprendre ce soir.

Barmou éclata en malédictions. Nommé depuis quelques jours seulement caissier d’un de ces utiles établissemens qui, en concentrant les produits de toutes les vacheries d’un village, font jouir les plus pauvres des bénéfices de l’association, il subissait pour la première fois les charges de sa nouvelle fonction. Or, comme la plupart des hommes qui vivent dans l’action, étrangers à l’usage de la comptabilité ou de l’écriture, Jacques redoutait par-dessus tout la plume et l’encrier. Je ne sais par quelle infirmité cet esprit si vif perdait toute son activité dès qu’il était mis en présence du symbole écrit. À la vue du papier, il sentait son cerveau s’obscurcir, ses perceptions s’embarrasser ; tout lui devenait laborieux jusqu’à la souffrance. Le seul aspect des livrets lui avait fait éprouver comme un avant-coureur de ce malaise ; il les ouvrit et se mit à les feuilleter en parcourant es colonnes de chiffres d’un œil épouvanté.

— Mille millions de cordes pour les pendre ! s’écria-t-il ; le moyen de se reconnaître parmi toutes ces pattes d’araignée ?

— Eh ! mon parrain, faut pas vous faire un crèvement de cœur pour si peu ! dit Marthe. Grâce à Dieu, je sais chiffrer, et j’ai réglé bien des fois les livrets de la. fruiterie de Gerzensée.

— Tu pourrais vérifier les articles et régler le compte ! fit Jacques.

— Tout de suite, répliqua-t-elle en riant. Veillez seulement au feu.

Elle était allée prendre la plume et l’écritoire sur la planchette et vint s’asseoir à la table, tandis que le paysan s’approchait du foyer. À la manière dont la jeune fille parcourut les livrets, il était aisé de voir qu’elle en avait l’habitude, et, tout en donnant à son parrain quelques instructions sur les soins que réclamait le souper, elle se mit à vérifier rapidement les comptes de la semaine. Barmou l’examinait avec une espèce d’émerveillement.

— Faut qu’une fée l’ait dotée le jour de sa naissance ! murmura-t-il à demi-voix. Ça n’a pas l’air de lui coûter plus que de traire la rousse ! elle vous cueille les chiffres à la volée ! Par ma foi, c’est la male-vie si je n’en profite ! À cette heure, faut que ce soit elle seule qui tienne ici la plume.

— A votre service, mon parrain, répliqua la jeune fille. J’ai fini. Mais descendez d’un cran la servante, si c’est votre bon plaisir[1].

  1. La servante, la crémaillère.