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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1075

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difficile qu’un traducteur français aussi bien renseigné que M. Renée sur notre histoire nationale laissât passer sans les combattre certaines affirmations qu’on peut regarder comme peu conformes à la vérité historique, et surtout comme injustes pour la France.

Considérée sous le point de vue littéraire, l’Histoire de Cent Ans est un livre bien conçu et bien exécuté. Quoique l’auteur se soit lancé à travers les annales de l’ancien et du nouveau monde, il a toujours marché d’un pas ferme et sûr dans le dédale immense des faits, en embrassant tout à la fois la politique, la guerre, la science, la littérature, les arts, l’industrie, l’économie sociale, et il serait difficile, nous le pensons, de condenser plus de choses en moins de pages. Il entraîne le lecteur par la rapidité d’une exposition toujours nourrie et soutenue, mais souvent, quand il juge les hommes ou les choses, il se montre à l’égard de certains personnages, ou de certaines doctrines sociales et politiques, d’une sévérité qui nous a paru tant soit peu systématique. Son livre s’ouvre par un tableau de l’Europe dans la première moitié du XVIIIe siècle, et ce qu’il dit de la France à cette époque ne nous parait point toujours conforme à l’exacte vérité. En attribuant exclusivement, comme il le fait, la décadence des mœurs publiques à la littérature dite du XVIIIe siècle, il commet, nous le pensons, une grave erreur, car la régence est de beaucoup antérieure à cette littérature, et nous croyons avoir démontré, en rendant compte ici même[1] des Mémoires de l’avocat Barbier, que la corruption était déjà dans les mœurs, avant d’être dans les livres ; que cette corruption d’ailleurs ne fut point, comme on se plaît à le dire, indistinctement répandue dans toutes les classes de la nation ; que si des hommes perdus de vices, comme le cardinal Dubois, déshonorèrent le titre vénérable dont ils étaient revêtus, les membres du clergé inférieur restèrent, quant à l’immense majorité, sévèrement fidèles aux véritables traditions chrétiennes. S’il est donc injuste de juger à cette date l’église gallicane d’après quelques hommes que cette église elle-même a toujours répudiés, il n’est pas moins injuste de juger la nation elle-même d’après quelques cercles et quelques coteries. Comme un trop grand nombre d’historiens, M. Cantu a eu le tort de prendre une partie de la littérature et de la noblesse pour le peuple Français et Paris pour la France. Il a de même, en jugeant Les écrivains du XVIIIe siècle, confondu dans une égale réprobation la portion purement littéraire de leurs œuvres avec la portion purement dogmatique. Qu’il blâme sévèrement Voltaire de ses attaques aussi injustes que passionnées contre la religion chrétienne, tout le monde sera de son avis ; mais parce que Voltaire s’est obstiné avec un aveuglement déplorable, à méconnaître tout ce qu’il y a d’incomparable dans cette religion sublime, il ne s’ensuit pas que le Siècle de Louis XIX soit un livre sans valeur, écrit par un panégyriste qui ne sait qu’admirer. Il ne s’ensuit pas non plus que l’Essai sur les Mœurs ne soit qu’une thèse contre le pouvoir ecclésiastique. Voltaire, quoi qu’on en ait dit, avait un savoir immense, et quand il voulait être de bonne foi, il avait toutes les qualités qui font les grands historiens. Les nombreuses publications qui ont été faites de notre temps sur le grand roi n’ont fait que

  1. Voyez la livraison du 15 juin 1852.