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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1115

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même la plus originale, comme celui de M. Carlyle, s’éprennent d’un dévouement superstitieux à la mémoire de ces rares et redoutables personnages, qui vivans ont entraîné leur temps, qui morts fascinent la postérité. Les accidens qui les ont servis, les fautes que leur bonheur a dissimulées, les dégoûts ou les échecs qu’ils ont éprouvés sans périr, la complicité des faiblesses ou des hasards qui ont élevé leur fortune, tout disparaît dans l’éclat historique de leur renommée, et les défaillances, les impuissances de leur despotisme échappent aux yeux prévenus des historiens infatués de la chimère de l’unité dans l’histoire. Il y a, même en Angleterre, une petite école qui tend à l’exagération du Cromwellisme, et qui décernerait l’infaillibilité à son héros. On est tenté quelquefois de diviniser ainsi la supériorité naturelle, quand ce ne serait que pour se délasser de ces supériorités conventionnelles qui dominent dans les temps ordinaires. Mais c’est une réaction de l’esprit, un besoin d’imagination, une fantaisie d’opposition, qui peut tromper le jugement, et s’il est absurde de méconnaître la grandeur dans les révolutions, il est puéril de l’exagérer jusqu’à l’idéal, et d’en écrire l’histoire sur le ton du roman. Il faut tout juger, même ce qu’on admire, et ne jamais, fût-ce dans un livre, sacrifier l’honneur des nations. Ce n’est pas la gloire, ce n’est pas le génie, que Platon proclame la maîtresse des choses mortelles et immortelles, c’est la justice.

Je sais ce qui entraîne un peu hors de la mesure l’admiration de quelques Anglais pour Cromwell : c’est sa conduite dans la politique étrangère. La révolution avait pris l’Angleterre dans une situation qu’on a pour l’importance au dehors comparée à celle de la Saxe ou de Venise. Depuis Elisabeth, l’Angleterre, déplorablement gouvernée, était dans une sorte de déclin dont a aucune époque les Stuarts n’ont su la relever. Cromwell libre et maître, et doué du merveilleux pouvoir de hausser sans effort son esprit au niveau de sa position, avertit sur-le-champ l’Europe qu’il y avait dans le monde politique une volonté de plus. Il se fit compter à l’instant par tous les cabinets éblouis de sa fortune ; sa nouveauté même lui prêta plus de prestige et d’ascendant. Avec la Hollande, avec l’Espagne, avec les régences barbaresques, il se montra résolu, énergique, presque impérieux. Il donna à l’Angleterre la Jamaïque dans l’Atlantique, et Dunkerque sur le continent. Il protégea en Europe le protestantisme, et plus jeune peut-être, et mieux servi par les circonstances, il eût ambitionné d’en devenir, comme avant lui Gustave-Adolphe, comme après lui Guillaume III, le défenseur armé. Sa politique fut heureuse jusqu’au terme, et c’est par là qu’il a gagné l’Angleterre. Ce peuple sensé ne se prendrait pas d’un aveugle et romanesque enthousiasme pour la grandeur qui échoue et pour la gloire qui se perd.