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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1120

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de ces hommes rares qu’aucun n’a surpassés, on pourra comparer, non égaler Cromwell à César, quoiqu’il ait eu de ses qualités et commis de ses fautes. Enfin ce qui le fait appeler sectaire a pu lui servir souvent comme moyen d’influence, mais lui donne je ne sais quoi d’incohérent et d’outré qui touche au haut comique, et le fait descendre des régions de l’idéal : c’est un héros du drame romantique.

L’histoire d’un grand homme ne dépend pas toute de lui : ce qu’il maîtrise des événemens est souvent peu de chose auprès de ce qu’il en subit ; mais Cromwell fut heureux, ce qui veut dire que les événemens le servirent bien, et il se servit bien des événemens. Il motiva et mérita sa fortune au moins par ses travaux et ses périls. En cela, il ne fut pas un usurpateur. C’est ce qui l’honore, et ce qui honore son temps et sa nation. La servitude est d’autant moins humiliante, qu’elle a coûté plus cher à celui qui l’impose. S’il releva son pouvoir en le conquérant par d’héroïques efforts, si les circonstances se prêtèrent à son avènement au point d’en faire une chose toute naturelle, sa tyrannie ne devint inévitable qu’en raison de sa supériorité même. Jamais la nation ne la chercha, ne l’appela, et ne s’enorgueillit d’avoir trouvé un maître. Moins habile ou moins heureux, il n’aurait pas asservi son pays ; aucun des résultats de la révolution d’Angleterre n’avait besoin de lui ; elle ne lui dut rien qu’un intervalle assez éclatant. Il fut un incident très commun dans les troubles civils ; qu’un guerrier victorieux s’y rencontre, il est rare qu’il ne domine pas. Mais l’intervention de Cromwell ne fut ni une nécessité ni un bienfait, et si ce n’est qu’il lui a donné la Jamaïque, j’ignore quel bien permanent il a fait à son pays. C’est le faible des historiens que de vouloir toujours chercher dans les grands hommes un de ceux-là dont Dieu a dit : « Je t’appellerai Cyrus. » Tout est permis, tout est voulu par la Providence ; mais nul ne la représente, et il faut se résigner à croire que la valeur des individus est, comme on dit, un hasard de la naissance, c’est-à-dire que l’ordre politique, à la différence de l’ordre des deux, est l’empire de la liberté humaine. Les contemporains jugèrent de Cromwell ainsi, lorsqu’en subissant son influence, en admirant son génie, en redoutant sa force, ils n’acceptèrent jamais son despotisme, et, par la résistance de l’opinion, le tinrent constamment en échec et le condamnèrent à l’impuissance d’opprimer en paix. Jamais il ne parvint à suborner l’esprit de liberté, à dénaturer le caractère national. L’Angleterre dominée, mais non déchue, resta au fond la même, et conserva dans son sein ce sentiment de la bonne vieille cause qui ne devait pas périr. Voilà ce que ne saurait jamais oublier l’historien de Cromwell. On doit du respect aux grands hommes ; on en doit plus encore aux nations.


CHARLES DE REMUSAT.