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à s’isoler d’une cause sur laquelle on faisait ainsi porter tout le poids des malheurs publics. Le véritable motif qui fit acclamer le gouvernement des Bourbons fut qu’en ce moment de crise il tranchait plus nettement que tout autre avec une situation dont les uns trouvaient juste, les autres commode de répudier la solidarité. Si de tels sentimens blessaient profondément l’armée, que ses douloureuses épreuves liaient plus étroitement encore à la cause de son chef, il est impossible de nier et il doit sans doute être permis de dire qu’ils furent, du moins un moment, ceux de toutes les classes moyennes, qui avaient alors la passion de la paix, et tout au moins la fugitive tentation de la liberté.

En s’embarquant à Fréjus pour son premier exil, l’empereur pouvait donc voir la vanité de la plupart des tentatives qui l’avaient détourné depuis dix ans de sa sainte mission sociale. Il avait aspiré à créer un peuple tout militaire, dont le principal souci fut de défendre par les armes sa suprématie sur le monde, — et la France de la grande armée et du blocus continental sortait tout à coup de ce rêve sanglant et glorieux, n’aspirant qu’au repos, au crédit, aux progrès pacifiques du commerce et de l’industrie par tout l’univers. Il avait soumis les intelligences à une discipline puissante, et la nation assistait avec bonheur aux premiers débats de la tribune, aux premières audaces de la presse ; il avait prétendu renouveler les Macédoniens d’Alexandre, et se trouvait entouré des Athéniens de Démosthènes et de Philippe. Au lieu de gouvernemens faibles et divisés subissant la suzeraineté d’un grand état militaire, il avait en face de lui des cabinets dont l’union, cimentée par un esprit nouveau, allait durer un demi-siècle et maintenir la paix du monde à travers tous les hasards des révolutions. Il voyait sortir enfin l’active solidarité de l’Europe de ses longs efforts pour en préparer l’impuissance.

Frédéric, Catherine et Kaunitz avaient façonné par leurs maximes et par leurs exemples ces gouvernemens égoïstes et jaloux dont la révolution et l’empire avaient eu raison tour à tour. De 1792 à 1813, aucun lien n’avait uni ni les cabinets ni les peuples ; mais en pesant sur eux, on les avait groupés au lieu de les écraser, et de la résistance à la domination impériale était sorti à Chaumont[1] un traité qui prépara la première alliance permanente et générale que l’Europe eût conclue depuis la rupture de l’unité religieuse au xvie siècle. Cette pensée si nouvelle pour le monde reçut à Paris sa mystique consécration[2], et à Vienne tous ses développemens internationaux. Aix-la-Chapelle, Troppau, Laybach et Vérone virent siéger tour à

  1. Traité de Chaumont, 3 mars 1814.
  2. Traite de la sainte-alliance.