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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1170

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Enivré par des triomphes dont l’épreuve avait été jusqu’alors épargnée par le ciel aux plus fortes âmes, il se croit en mesure, parce qu’il se sent invincible, de commencer contre la nature des choses la lutte qu’engageait Xercès contre les Flots de l’Hellespont. À la fantastique unité qu’il entrevoit dans ses hallucinations ardentes, à cette suprématie de la France sur le monde vaincu par ses idées et par ses armes, il sacrifie tous les droits sans scrupule, et toute une génération sans pitié. Il marche sur la tête des peuples et des rois, et l’Europe écrasée se tait un moment devant lui. Poursuivant une mission vengeresse contre les pouvoirs égoïstes de son temps, il fait sur eux une sorte de 18 brumaire universel ; mais à la lutte des gouvernemens succède celle des peuples, dont il a si tristement froissé les plus invincibles instincts. Ces peuples se refusent à acheter un meilleur avenir au prix du systématique dédain que l’on prodigue à leur passé, et l’histoire se soulève tout entière contre l’utopie du conquérant. Le cri parti d’Espagne retentit dans les steppes de la Russie, et lorsque l’empereur s’y trouve conduit par l’irrésistible logique de sa pensée, il suffit à Dieu d’abaisser le thermomètre de quelques degrés pour envelopper tout ce bruit dans un silence éternel. Quelques bandes, plus semblables à des ombres qu’à des hommes, s’échappent seules du sein des solitudes, suivies par ces hordes que l’Occident n’avait pas vues depuis les jours d’Attila. L’Allemagne leur tend la main au lieu de leur opposer sa poitrine : de patriotiques défections et des ingratitudes royales qu’absolvent les entraînemens populaires assurent ce triomphe de l’Europe, qui ne s’étonne pas moins de sa victoire que la France de sa défaite.

L’empire tombe par le seul effet des conditions imposées pour la paix, conditions qui, s’il les avait acceptées, auraient impliqué la plus accablante condamnation de sa politique. Il tombe une seconde fois, plus menacé par ses défenseurs que par ses ennemis, et constatant par l’impuissance de cette dernière tentative que de toutes les idées qu’il avait semées, il ne survivait plus qu’une gloire incomparable. À la captivité de l’empereur commence une phase nouvelle et plus curieuse peut-être. Le souvenir des souffrances individuelles disparaît, bientôt sous la paix, comme les blessures d’un tronc vigoureux se cachent vite sous les feuilles qui les recouvrent. Exploité par les partis, exalté par les poètes, célébré par les chansonniers, devenu le culte domestique de toutes les chaumières, l’empire n’apparaît plus que dans l’éclat de ses mille victoires, rehaussées par les dramatiques douleurs de la captivité. Le phare de Sainte-Hélène brille sur la sombre profondeur des mers comme dans le lointain des âges, et le rocher où l’Europe avait cru enchaîner son captif devient l’autel où le grand homme va passer dieu.


LOUIS DE CARNE.