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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/1173

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Haxthausen semble avoir surmonté ce double écueil, grâce à un mélange de défauts et de qualités dont la réunion se rencontre rarement chez le voyageur. Cet écrivain, dont le jugement semble souvent assez peu sûr, est doué d’ailleurs de la rare faculté de voir et de décrire tout ce qui s’offre à ses yeux, alors même que les faits contrarient ses opinions et ses sympathies. Quelle que soit sa partialité incontestable pour le gouvernement russe, il expose sincèrement les faits les moins favorables à celui-ci. En faisant son enquête, il ne trompe pas le gouvernement russe, car il l’admire ; il ne trompe pas non plus le lecteur, car il lui dit ce qui est. On voit que dans son livre il faut toujours distinguer avec soin les jugemens qu’il porte des choses qu’il apprécie. Ce qui pour lui forme le texte d’une louange pourrait souvent motiver la plus sévère critique : on peut ainsi contester sa logique, jamais sa bonne foi. Sa prévention pour la Russie lui a justement mérité la faveur russe ; sa bonne foi lui doit concilier la confiance des lecteurs européens, qui peuvent profiter des vérités qu’il a recueillies, sans accepter ses erreurs. C’est apparemment ce que l’on a pensé en Allemagne, où son livre est cité sans cesse dans la polémique de la presse. Qu’importe, en effet, que ses calculs soient mauvais, si ses chiffres sont bons ? L’ouvrage de M. de Haxthausen est comme une mine d’or recouverte de pierres fausses. Le faux, c’est le raisonnement de l’écrivain ; le métal précieux, c’est le fait, que M. de Haxthausen a consciencieusement recherché et constaté avec une parfaite candeur. Pour moi, en lisant avec intérêt ce livre, écrit pourtant avec peu de talent, je me suis convaincu qu’on pouvait, sans quitter le coin du feu, faire avec l’auteur le voyage de Russie, de même qu’en lisant les souvenirs de M. Ampère sur l’Amérique[1], on fait le voyage des États-Unis, avec cette différence que dans les récits de M. Ampère on se plaît autant qu’on s’instruit, et qu’on peut accepter aussi bien les jugemens qu’il porte que les faits qu’il constate !

Dans ces Études sur la Situation intérieure, la Vie nationale et les institutions rurales de la Russie, le baron de Haxthausen, qui a parcouru la Russie en tous sens, de l’est à l’ouest, du nord au sud, parle un peu de toutes choses, à la manière des voyageurs ; mais ce qui surtout paraît avoir attiré son attention, c’est la situation économique du pays, ce sont les développemens de l’industrie, du commerce et de la colonisation intérieure ; c’est la condition sociale des habitans des villes et des campagnes, et surtout celle des populations agricoles, c’est-à-dire l’étude des faits précisément les plus nécessaires

  1. Voyez cette série dans la Revue, livraisons des 1er et 15 janvier, 1er et 15 février, 15 mars, 1er avril, 1er mai, 15 juin, 15 juillet, 15 septembre, 1er et 15 octobre 1853.